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Mostra 2023 : Yurt (Dormitory), premier long métrage de Nehir Tuna, propose un récit d’apprentissage en suivant un jeune adolescent dans une résidence religieuse la fin des années nonante

À la fin du XXème siècle, la polarisation politique domine en Turquie. Les tensions entre séculaires et religieux sont omniprésentes et de plus en plus exacerbées. Les musulmans dévots sont ostracisés et l’armée fait souvent des descentes dans les résidences-dortoirs – les yurts du titre original, où l’enseignement dispensé est religieux.

Yurt de Nehir Tuna
© Pyramide international

Le film a été tourné dans la région d’Izmir mais le lieu reste anonyme dans le film de Nehir Tuna qui entraîne le public en 1997 en optant pour le noir et blanc qui perdurera la majeure partie du film jusqu’à un élément fondateur pour le protagoniste, ce qui amènera le réalisateur à passer à la couleur.

Ahmet (Doğa Karakaş), quatorze ans, est atterré quand son père (Tansu Biçer), nouvellement croyant et pratiquant, le force à abandonner le confort de son style de vie d’enfant de la classe moyenne quand il l’envoie, après s’être récemment converti, dans un dortoir islamique, une « yurt », pour apprendre les valeurs de l’Islam. C’est d’autant plus violent pour l’adolescent de quitter le foyer familial qu’il a une relation complice avec sa mère. Mais le père voit en ce choix la bonne voie pour son fils, ainsi qu’une opportunité de rédemption pour lui-même.

Ahmet travaille dur pour être le fils parfait, suivant attentivement les cours mais aussi l’enseignement coranique, les prières à la mosquée. La discipline est de fer et certains précepteurs n’hésitent pas à recourir aux sévices corporels, à commencer par des séances de flagellation collective. Ahmet s’applique à être discipliné, studieux consciencieux mais il peine à s’intégrer aux enfants difficiles du dortoir religieux et se sent isolé dans son école laïque de jour où il cache sa nouvelle résidence à ses camarades de classe. Son seul réconfort est un nouvel ami Hakan, un enfant intelligent qui sait comment faire fonctionner le système disciplinaire de la yurt qui lui apprend comment feinter quand une pilule matinale est administrée de force ou comment calmer les velléités punitives des gardiens. Ensemble, les deux adolescents rêvent de prendre leurs propres décisions. Mais un fossé socio-économique sépare Armet de Hakan.

Nehir Tuna livre un film au scénario particulièrement bien tenu et bien écrit. S’inspirant de sa propre expérience comme étudiant d’une yurt, le cinéaste porte un regard aiguisé sur le quotidien d’une telle institution, décryptant tous ses rouages, distillant un intense lyrisme, le cinéaste accompagne tous ses personnages sans ne jamais les juger, quelles que soient leurs attitudes et leurs convictions. Nehir Tuna alterne les plans rapprochés sur les visages, en particulier ceux d’Armet et de Hakan, et les vues plongeantes sur les couloirs, sur les vestiaires, sur la salle derrière de la mosquée.

Pour donner tant de véracité et authenticité à son premier long métrage, Nehir Tuna a puisé dans son expérience personnelle de cinq ans dans un dortoir religieux, une période qu’il avait déjà explorée dans Ayakkabi, un court métrage qu’il a réalisé en 2018 dans lequel se concentre en quatorze minutes un épisode lié à l’intransigeante discipline islamique et à la punition exemplaire. Le cinéaste souligne :

Enfant, j’ai été envoyée dans un dortoir religieux pendant cinq ans. J’ai ce souvenir que je n’oublierai jamais. Je suis dans la bibliothèque du dortoir. Ma tête est appuyée contre la fenêtre. Il y a la chaleur du radiateur dans mes jambes et la froideur de la fenêtre sur mon front. Mes yeux sont rivés sur le salon de notre maison qui se trouve à 300 mètres, attendant que les lumières s’allument. J’attends que mes parents rentrent à la maison. Puis les lumières s’allument et je les regarde. Papa enlève sa veste et l’accroche au dossier d’une chaise, maman enlève ses boucles d’oreilles. Ils regardent la télé, dînent… Je les regarde en direct. Je regarde les choses les plus habituelles et les plus ennuyeuses avec envie. Surtout avec une boule dans la gorge. Dans Yurt, j’ai essayé d’apporter ma propre expérience personnelle pour raconter une histoire qui transcende la lutte macropolitique entre religiosité et laïcité, exprimant l’isolement et la pression auxquels Ahmet est confronté alors qu’il lutte pour répondre aux attentes de sa famille et pour appartenir à quelque part.

Développant avec finesse ce récit d’initiation et de passage à l’âge adulte de manière subtile, Nehir Tuna accorde une attention toute particulière à ses personnages, principaux comme secondaires, ne recourant au contexte de la résurgence de la tradition politique kémaliste seulement en arrière-plan et ne s’attarde guère sur la politique de Necmettin Erbakan, fondateur du mouvement islamique Milli Görüş et qui était Premier ministre de Turquie de juin 1996 à juin 1997, exactement la période du film. On peut supposer qu’il s’agit d’un choix assumé du cinéaste.

L’image, au grain très soigné, a été confiée au chef opérateur français Florent Herry, connu pour sa collaboration avec Reha Erdem. La musique a été composée par l’Allemand Enis Rotthoff, qui vit entre Berlin et Los Angeles. Le résultat est une harmonieuse combinaison entre le commentaire social et une esthétique visuelle peaufiné et d’une grande maîtrise. De nombreuses qualités qui incitent à suivre ce jeune cinéaste de près !

Les sujets abordés dans le film de Nehir Tuna ne peuvent que résonner avec les problèmes complexes de la Turquie contemporaine comme la masculinité ou du conservatisme. Présenté en première mondiale à la Mostra de Venise dans la section Orizzonti, Yurt a reçu une standing ovation pendant cinq minutes en la présence du réalisateur Nehir Tuna et de ses acteurs Doğa Karakaş, Can Bartu Aslan, Ozan Çelik, Tansu Biçer, Didem Ellialtı.

Firouz E. Pillet, Venise

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Firouz Pillet

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