Pessac 2021 – 89: Smoke and Mirrors (Oglinzi și fum), d’Alexandru Stănescu replonge dans la révolution roumaine de 1989 vue par les yeux du cinéaste, alors enfant
Trente ans après la révolution du 21 décembre 1989 à Bucarest, Alexandru Stănescu entraîne les spectateurs dans une odyssée à travers le labyrinthe de la mémoire de la Révolution roumaine, à travers sa mémoire d’enfant à l’époque du soulèvement de la population roumaine et la chute de Nicolae et Elena Ceaușescu, à travers le puzzle des événements et des coïncidences qui demandent à être résolus.
Ce film résulte d’un long labeur, douze ans de travail d’un jeune homme qui, à la Révolution, avait huit ans. Caché derrière des questions apparemment naïves, prêt à se faire mettre dans les cordes par les « acteurs » de la Révolution, le réalisateur de 89 : Smoke and Mirrors parvient à faire un film qui porte l’empreinte d’une autre génération – celle qui est née dans le communisme et qui n’a pas réussi à grandir. Une génération qui n’a pas été éduquée au cours de ces années et qui n’a pas non plus conservé de souvenirs qui pourraient changer son regard sur l’histoire et par conséquent son discours.
Alors que son documentaire a été diffusé en avant-première sur TVR, le réalisateur Alexandru Stănescu soulève des questions au sujet de la Révolution roumaine, se demandant « si le sujet intéresse encore quelqu’un, s’il y a encore des gens déterminés à chercher, à enquêter, à poser des questions – à faire le travail de procureur moral pour des faits et crimes restés impunis. »
Il est vrai depuis quelques années, ces actes sont prescrits par la loi, mais il n’en demeure pas moins qu’il y a des familles qui cherchent encore à comprendre pourquoi elles ont dû enterrer un être cher à cette époque. Des questions d’autant plus vivaces pour Alexandru Stănescu qui a assisté avec des yeux d’enfant à ces révolutions et à l’exécution, très médiatisé, du couple Ceaușescu. Paul Coizighian mentionne : « Mikhaïl Gorbatchev avait initié la perestroïka mais personne n’en parlait en Roumanie où le système était irrévocable. »
Ce documentaire consacré à la Révolution roumaine, se veut une « non-fiction », terme usité par Alexandru Stănescu. Son film rassemble une série d’entretiens – avec Sergei Nicolaescu, Ion Caramitru, Peter Roman, Celu Voican Voiculescu, Paul Coizighian, Cornel Mihalache, Constantin Corneanu, Marcel Păun -, des images d’archives mais aussi des images d’aujourd’hui, pertinentes, judicieuses, soulignant la manière dont les événements sont présents, présentés et représentés nos jours.
Le film se révèle être le résultat d’une approche d’anthropologie visuelle qui a débuté en 2008 et cherche à saisir la vie à l’époque du communisme. Alexandru Stănescu, qui s’est particulièrement intéressé à la dernière décennie communiste, souligne : « Au départ, j’ai créé une grille de questions qui couvraient de nombreux aspects de la vie quotidienne. »
Né en 1981, Alexandru a donc huit ans lorsqu’il regarde, devant le poste de télévision les événements qui l’ont extrait d’une époque et l’ont jeté dans une autre. Il se rappelle :
Après 1989, une forme de double pensée orwellienne s’est développée à propos de cette époque – années 1980 – condamnée dans le discours officiel et de manière nostalgique rappelée dans le discours privé. De ce vaste projet des années 80, le film sur 1989 a éclaté.
Cependant, ce documentaire sur la révolution roumaine semble aussi suivre une approche de mémoire alors que dès les premières images du film, la caméra d’Alexandru Stănescu capture les noms et l’âge de celles et de ceux qui ont perdu la vie à cette époque, tués par balles, à l’occasion de la commémoration officielle des trente ans des événements.
Alexandru Stanescu porte un intérêt personnel dans cette entreprise. Quelques jours après Noël, son père le fit sortir de la maison pour une promenade à Bucarest. Arrivée sur la place du Palais, la caméra familiale enregistre quelques photos qui saisissent l’ampleur de la catastrophe : les traces d’incendies, les traces de balles. Une photo montre un soldat de dos au bout d’un bonhomme de neige coiffé d’une casquette militaire. Avec ce film, Alexandru Stănescu tente de répondre aux questions qu’il se posait alors, enfant, des questions qui demeurent floues et auxquelles les réponses tardent à surgir. Alexandru Stanescu commente :
« Plus je faisais des recherches sur le sujet de 89, plus je sentais que je m’éloignais de la vérité. »
Le film n’a pas vocation à s’ajouter aux centaines de volumes qui reprennent et analysent le sujet de la Révolution roumaine. Le réalisateur ne veut pas remplacer l’historien mais s’intéresse à la métahistoire, « à la possibilité d’une démarche artistique pour faire connaître la vérité, après trois décennies de mystifications, de fausses pistes et de théories partisanes. »
Tenter de reconstituer la chronologie et la logique des événements s’avère être un processus difficile, périlleux, un défi d’arbitrage entre deux ou plusieurs parties aux intérêts opposés. Le mérite du film d’ Alexandru Stănescu est de transposer en images et d’interroger la conscience d’un individu trop jeune pour être entré dans la mécanique communiste et sa génération différente de tous les acteurs de l’époque.
89 : Smoke and Mirrors a de nombreuses qualités dont celle de présenter les événements du point de vue d’une génération qui s’est visuellement émancipée des codes de l’époque, prêchant une jeunesse ouverte et globale. La révolution de 89, comme sujet d’intérêt et de recherche, est subtilement passée dans les considérations de ceux qui sont nés depuis 1990. Ainsi, un échantillon de cette génération apparaît dans le documentaire : des jeunes pour qui le communisme n’est qu’une notion vide de sens immédiat, insuffisamment expliqué, souvent incontesté, même en famille, une époque « où il y avait plus de décence et moins de jeunes dépravés », selon une jeune de tout juste vingt ans. Cependant, le documentaire d’Alexandru Stănescu réussit à fonctionner comme une sorte de relais, transmettant des entretiens avec des personnalités de l’époque à une autre génération, sans a priori et totalement dépourvue de jugements négatifs sur les événements de décembre 1989.
Les entretiens sont savamment mixés, suivant un fil conducteur chronologique, mais aussi une sorte de labyrinthe ; lorsqu’un interlocuteur « clarifie » une question, un autre vient avec des informations et apporte des arguments opposés, mettant les spectateurs devant l’impasse. Le documentaire invite les spectateurs à se fondre dans la foule de questions que le cinéaste se pose.
À un mois du trente-deuxième anniversaire de la Révolution roumaine, en regardant le film d’Alexandru Stănescu, alors que défilent les images d’archives de la Révolution roumaine qui montrent la foule massée sur la Place de la victoire, scandant « Libertate ! » et chantant en chœur « Ceaușescu n’est plus ! », le public se rend compte que, petit à petit, malheureusement, les traces du chapitre roumain contemporain le plus incroyable – La Révolution de 1989 – s’estompent et les témoignages des personnes qui ont fait cette révolution sont d’autant plus nécessaires.
Firouz E. Pillet
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