Rencontre avec Caterina Mona pour la sortie de Semret sur les écrans romands
Pour son premier long métrage en tant que réalisatrice – Caterina Mona est cheffe monteuse et scénariste –, la cinéaste zurichoise livre un drame social remarquablement construit, abordant plusieurs aspects complexes de la migration sans perdre de vue son sujet central : la relation d’une mère émigrée et de sa fille adolescente qui a grandi en Suisse, loin des affres du traumatisme originel.
Semret, aide-soignante érythréenne dans une maternité zurichoise, vit avec sa fille Joe (Hermela Tekleab), collégienne, dans un petit appartement à Zurich. Sa vie tourne autour de deux choses : offrir à sa fille les meilleures conditions pour avoir une belle vie dans son pays d’adoption et évoluer dans sa vie professionnelle, avec l’espoir de pouvoir intégrer une formation de sage-femme. Semret est opiniâtre dans ses deux missions, mais elle se heurte aux complications qui ont poussé sur la racine de son parcours migratoire. Pour intégrer une formation en Suisse, il faut suivre un cursus qui, en général, permet l’obtention de diplômes. Comment faire pour justifier de diplôme quand on provient d’un pays qui dès l’âge de 16 ans enrôle ses garçons et filles dans l’armée… pour une durée indéterminée ? Ils et elles peuvent y passer 10, 20 ans, sans aucune chance de pouvoir se former, le régime dictatorial ayant peur de sa jeunesse, surtout si elle devait acquérir, par l’éducation, les moyens de le contester. De l’autre côté, elle surprotège sa fille, la poussant à étudier et ne pas s’éparpiller. Cette adolescente mesurée et appliquée aspire cependant à une vie de son âge et ne pas être toujours sur ses gardes. Elle désire également renouer avec ses origines, ce que sa mère essaie d’empêcher. Un événement à la maternité va mettre Semret dans une difficulté qui va perturber l’ordre de sa vie.
Lire la critique complète faite lors du Festival de Locarno 2022.
Entretien avec Caterina Mona, réalisé au festival de Locarno 2022
Votre histoire porte sur la communauté érythréenne, certain∙es en situation légale, d’autres en situations plus fragiles. On voit en filigrane une critique de l’accueil de ces personnes…
Je voulais faire un film sur une femme érythréenne à Zurich. Je vis dans un quartier où il y a beaucoup d’Erythréen∙nes, mais je ne les connaissais pas vraiment jusqu’au jour, j’ai emménagé dans un grand immeuble où il y avait deux familles érythréennes dont les enfants allaient à l’école avec les miens. Ils sont devenus amis et je suis devenue amie avec les familles. C’est parti de mon vécu quotidien.
Il y a quelques années, il y a eu une propagande très négative sur les réfugié∙es érythrèen∙nes et je me suis dit que cette image est déformée, celles et ceux que je connais essaient de s’intégrer, de trouver un travail. Mais c’est très difficile. Il faut voir leur parcours dans leur pays : ne pouvoir aller à l’école que jusqu’à 16 ans puis partir à l’armée et y rester parfois 15 ans. Quand ces gens n’ont plus d’espoir d’en sortir, ils et elles s’échappent et partent. En arrivant ici, il faut apprendre l’allemand qui est difficile, et donner aux enfants les possibilités qu’ils et elles n’ont pas eues. Dans mon immeuble, il y a des locaux communs, et je voyais souvent un de mes voisins, qui est mécanicien, assis avec son fils pour contrôler qu’il fasse bien ses devoirs. Il ne maîtrisait pas bien la langue, mais il veillait à ce que son fils travaille pour l’école et maintenant son fils et au collège et c’est fantastique ! Cet enfant est arrivé à 4-5 ans après ce voyage difficile avec ses parents et 10 ans plus tard, il est au collège. C’est cette force de ces gens qui, malgré tout ce qu’ils ont vécu, ont toujours cet espoir de trouver quelque chose de positif dans la vie. Ce ne sont pas que des victimes ou des gens qui abuseraient de notre État providence. Évidemment, ils ont des rêves, comme tout le monde et font tout pour s’en sortir et d’offrir un meilleur avenir à leurs enfants.
Pour revenir à la question, ce qui était important pour moi, je ne voulais pas trop faire un film de réfugié.es, mais c’était important d’avoir Yemane (un réfugié qui travaille comme homme de charge dans le même hôpital que Semret, N.D.A.), l’homme qui arrive maintenant, car c’est vrai qu’il y a 10-15 ans, c’était plus facile de recevoir un permis ; cela devient plus difficile, surtout pour les hommes. Il fallait aussi raconter cette réalité : on attend une décision favorable, elle est rejetée et on part à l’étranger, ce qui ne sert à rien, probablement dans six mois, il va être renvoyé ici. Mais c’est important pour lui, il veut rester libre. C’est une petite histoire dans l’histoire, mais c’était important de l’aborder.
Quand on voit Semret et sa fille, on sent qu’il y a un problème d’intégration. Semret veut s’intégrer, elle veut que sa fille Joe dise qu’elle est Suissesse, c’est extrêmement important pour elle, mais sa fille réagit en lui disant non, elle n’est pas Suissesse. On voit bien qu’à part Hannah, elle ne semble pas avoir beaucoup d’ancrage alors qu’elle est la seconde génération et est allée à l’école ici…
Je pense que c’est spécifique à sa relation avec sa mère. La mère lui parle dans sa langue, mais pour le reste, elle nie complètement son identité. Joe est une fille qui grandit sans remettre en question cette façon de vivre avec sa mère ; elle n’a pas identité une propre, ni culturelle, ni même simplement humaine. Elle est la fille de cette femme et parfois, elle est la mère de cette femme, quand celle-ci revit ses traumatismes. En voyant une fille comme Hannah, dans un autre environnement familial, en entrant dans l’adolescence, cela l’amène à se poser des questions. Je suis noire, d’où je viens ? Et à un moment donné, on se dit, ben non, je ne suis pas tout à fait comme les autres enfants. Je crois qu’elle le fait aussi d’une manière assez impulsive, elle n’imagine pas ce que cela va entraîner comme bouleversements chez sa mère.
Joe est coupée de ses origines, mais Semret aussi s’est coupée elle-même se la communauté. Quand elle fait à manger pour Yemane, elle va même devoir regarder une vidéo pour faire la recette traditionnelle ! Ce que vous montrez, c’est l’effort de reconstruction qui passe par l’extirpation de l’espace qui est un peu un entre-deux, et maintenant qu’elle avance, cette reconstruction passe aussi un peu par le retour vers sa communauté, aux origines…
Exactement. Sa fille l’oblige à retourner dans sa communauté. On comprend qu’elle y avait été à son arrivée en Suisse, et qu’à un moment donné, elle avait décidé de rompre le contact. Ce sont des femmes, qui, si elles la voient avec sa fille, s’imaginent ce qui lui est arrivé. Elle ne veut pas de ce miroir, elle ne veut pas partager son traumatisme, elle ne veut pas que d’autres lui disent que cela leur est aussi arrivé. Elle coupe le lien. C’était mon idée de base et en fait, la personne qui m’a inspiré le rôle de Semret, est vraiment comme cela. Évidemment, c’est un film, je force le trait, on va dans l’extrême.
D’ailleurs, une anecdote personnelle me vient à l’esprit : la grand-mère de mon mari était italienne, elle était venue en Suisse dans les années 50 ; et bien avec ses enfants, elle n’a jamais parlé l’italien. C’est quelque chose de commun. Il y a des gens qui maintiennent le lien et des gens qui se détachent, qui disent moi, je m’intègre, je ne suis pas italienne, je suis Suissesse, mes enfants vont être suisses, on parle l’allemand. J’ai cela même dans mon histoire propre et je crois que cette ambivalence concerne toutes les provenances.
Le groupe d’entraide existe-t-il réellement ?
Non. Il y a un groupe qui existe en ligne, Eritrean Women-Empowerment, qui est dirigée par l’une des femmes du groupe dans le film. Mais le groupe que j’ai créé pour le film et la façon dont il fonctionne a un côté un peu européen, j’ai pris cette liberté, car j’avais envie de montrer que Semret, c’est aussi toutes les autres femmes, qui ne sont pas forcément érythréennes, mais qui ont un vécu similaire. Une des femmes qui raconte son histoire dans le cercle est celle qui m’a accompagnée dans tout le processus du film, qui m’a inspirée. Je me suis dit, si elle accepte de participer, c’est que c’est possible, crédible.
Malik Berkati
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