Rites et traditions des Bogumiles herzégoviens et de l’arrière-pays dalmate
Experte en musique médiévale, la musicologue Katarina Livjanic, originaire de Zadar, a quitté sa Croatie natale durant des années 1990. Depuis 1997 elle s’est installée à Paris et dirige l’ensemble Dialogos, spécialisé dans les répertoires vocaux médiévaux. Livjanic s’est rendue en résidence à l’Harvard University dès l’obtention de son doctorat en musicologie médiévale à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Elle a aussi travaillé comme professeure invitée à la Wallesley University, à l’Institut catholique de Paris ou elle a enseigné le chant grégorien et à la Limerick University comme directrice d’interprétation du plan-chant médiéval. Ingénieure de recherche à la section de musicologie de l’Institut de Recherche et d’Histoire de textes du CRNS, elle a été conseillère artistique au Festival de musique ancienne d’Utrecht et artiste en résidence au Festival Laus polyphoniae à Anvers. Collaboratrice de revues spécialisés, l’artiste est souvent invitée par les universités, telles que la Schola Cantorum Basiliensis, la Fondazione Ciri, ou la Boston University. Depuis 2005 elle co- dirige le master professionnel en interprétation de musique médiévale à l’Université Sorbonne-Paris IV avec Benjamin Bagbi, directeur de l’ensemble Sequentia.
L’artiste a créé et préparé son spectacle actuel présenté dans de nombreuses villes européennes, durant sa résidence à la Fondation Royamont avec le soutien de la DRAC, de la région Ile de France et du Ministère de la culture et de la communication. Le programme d’une heure et demie intitulé Les Anges hérétiques a ravi le public de l’Ecam, Théâtre du Krémlin Bicêtre ce 27 mars. Katarina Livjanic a habillement rassemblé des musiciens de son groupe Dialogos, Albrecht Maurer virtuose de vièle et rebec et le flûtiste Norbert Rodenkirachem, avec des voix de la formation Kantaduri : Josko Caleta, Nikola Damjanovic, Milivoj Rilov et Jure Milos, interprète et spécialiste d’ anciens instruments : gusle, diple, dvojnice. Ils ont présenté la richesse des traditions et religions de la Bosnie-Herzégovine médiévale et ceux de l’arrière-pays dalmate plus connu sous le nom Zagora.
La première idée pour ce programme m’est venue à travers le texte d’une stèle funéraire bosniaque du Moyen Age : « Je voulais exister, mais je ne pouvais pas! » En lisant ce texte gravé dans la pierre d’un de ces monuments cachés dans les champs entourant des villages de
Bosnie-Herzégovine, ma pensée s’est dirigée vers tous ces hommes et ces femmes dont parlaient des journaux il y a plus de vingt ans, lors de la guerre en ex-Yougoslavie. Ceux « qui voulaient exister, mais qui ne pouvaient pas exister » car quelqu’un en avait décidé autrement…Et j’ai décidé de rendre cette stèle funéraire vivante, de lui permettre de parler, d’exister, de chanter et de créer autour de ces textes poignants un programme nouveau pour Dialogos
souligne l’artiste.
Rites ancestraux
Sa longue recherche a abouti à la découverte d’autres textes se trouvant sur les stèles éparpillées sur tout le territoire de la Bosnie-Herzégovine, ainsi que des manuscrits médiévaux bosniaques, croates et serbes qui sortent de l’ombre de l’église bosniaque, longtemps comprise comme hérétique. De la très ancienne tradition des Bogumiles, les Bosniaques chrétiens ont fréquemment et longtemps été persécutés et châtiés par leurs compatriotes catholiques et orthodoxes sur la base de lois comme Dusanov zakonik (le Code de Dusan) dont le spectacle fait la référence dans un court extrait. Cette loi et tant d’autres ont été le prétexte à d’horribles maltraitances corporelles infligées aux adeptes de cette communauté.
Les anciens textes parlent d’anges qui communiquent avec les vivants, devenant leurs gardiens bons, mauvais ou déchus, installés dans leurs demeures. Ils sont la base du scénario qui met en exergue des inscriptions, prières, incarnations, exorcismes…Les compositions musicales des manuscrits anciens se fondent sur deux grandes rites de passage de l’existence humaine : la naissance et la mort comme visions de création et de destruction du monde. Peu de gens possèdent les notions musicales suffisantes pour composer un tel programme musical, en reconstruisant et recomposant des fragments d’un autre temps, ainsi que des formules chantées. Sous la direction de Josko Caleta ces musiciens et chanteurs ont restitué ce vieux langage musical, perdu dans les profondeurs des siècles passés. Le récit théâtral, des ballades accompagnées par des instruments de l’époque relayés par des chants polyphoniques permettent de présenter les rites païens de la création et de la destruction de l’univers. Les inscriptions des stèles funéraires sont chantées à la manière de ganga, lié au souffle puisque la longueur de la mélodie est calculée sur la durée de respiration du premier chanteur. Interprétés à deux voix, la première mène le chant pendant que d’autres chanteurs accompagnent la trame principale. La transmission orale fut l’unique façon d’apprendre et transmettre ces polyphonies qui ont inspirées les interprètes actuels accompagnés d’instruments médiévaux. Les joueurs de gusle appelés guslari sont les poètes épiques qui chantent les poèmes narratifs, en transmettant la tradition originale.
Djana Mujadzic, Paris
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