Toronto International Film Festival (TIFF) – Levers de Rhayne Vermette : Une incantation cinématographique dans l’obscurité
Dans le paysage cinématographique canadien, l’émergence d’une voix aussi radicale et personnelle que celle de Rhayne Vermette renouvelle la fiction expérimentale. Son deuxième long métrage, Levers, fait suite au très remarqué Ste. Anne et confirme la réalisatrice manitobaine comme une artiste visuelle dont le travail défie les classifications. Bien plus qu’une simple histoire, Levers est une expérience sensorielle et onirique, une plongée en apesanteur dans les méandres d’une communauté et d’une psyché collective ébranlées par un événement inexplicable.
Image courtoisie Toronto International Film Festival
Le point de départ, bientôt érodé par la mise en scène, possède une simplicité presque biblique : dans la vallée de la Rivière Rouge, une foule se rassemble pour le dévoilement d’une sculpture. Soudain, une obscurité totale enveloppe le monde pendant une journée entière. Quand le soleil réapparaît, le réel a changé de consistance. La stabilité vacille, et les personnages — parmi lesquels le sculpteur et une fonctionnaire — doivent composer avec une compréhension renouvelée, et terrifiante, de leur mortalité. Vermette ne cherche pas à expliquer le phénomène — éclipse apocalyptique, événement cosmique, manifestation psychique ? Son sujet n’est pas la cause mais les conséquences. L’obscurité agit comme un révélateur, un acide qui dissout les certitudes et fait remonter les peurs, croyances et souvenirs enfouis. Ce traumatisme collectif devient le catalyseur d’un deuil communautaire.
Le film pose une question vertigineuse : que devient l’humanité quand l’astre qui fonde ses cycles et sa mythologie disparaît soudainement ? Cette perte n’est pas seulement une catastrophe écologique, mais aussi une faille métaphysique. Privée de son repère ultime, l’humanité se retrouve plongée dans une obscurité physique et spirituelle, forcée de se redéfinir dans le vide cosmique.
La structure du film reflète ce bouleversement. Divisée en chapitres portant des titres cryptiques évoquant le tarot — The Rock, The Sculptor, Judgment, The Bang, etc. — apposés sur l’image comme des ex-libris, elle refuse tout récit linéaire. Plutôt qu’un enchaînement narratif, Vermette adopte une logique associative. Les personnages dérivent entre scènes et lieux, moins acteurs actifs de l’intrigue que médiums, réceptacles à sensations errant dans un monde transformé. Cette approche est magnifiquement servie par un syncrétisme visuel où les marqueurs culturels autochtones coexistent avec le symbolisme catholique et les références ésotériques. Levers devient ainsi un espace de convergence où croyances et histoires se superposent pour former une nouvelle mythologie, propre à ce lieu et à ce trauma.
Sur le plan formel, Levers s’impose comme une œuvre d’art totale qui met à l’épreuve les sens. Rhayne Vermette, également directrice de la photographie, poursuit son esthétique du grain et de la lumière palpable. Tourné en 16 mm sur « des caméras Bolex cassées », selon ses mots, le film affiche une image granuleuse, souvent surexposée ou sous-exposée, jouant parfois sur des contrastes violents entre couleurs saturées et désaturées dans un même cadre. Cette matérialité brute rappelle la pellicule comme objet physique, renforçant l’impression de manipuler une archive ou une relique. Ici, chaque image est une composition picturale, une icône en mouvement.
Le design sonore prolonge cette radicalité. Les dialogues sont rares, succincts, décontextualisés, devenant des fragments de sens qui flottent à la surface de la bande-son comme des corpuscules. Celui-ci se remplit de bourdonnements, de statiques, de souffles et de silences lourds qui nourrissent une atmosphère hypnotique et menaçante. Le film ne se regarde pas seulement : il s’écoute et se ressent viscéralement.
L’ambiguïté temporelle renforce ce trouble. Sans aucun marqueur de modernité — vieux moniteurs CRT, automobiles au design carré, magnétophones à cassettes, costumes surannés — le récit semble se dérouler dans une époque indéterminée, un « siècle passé » qui pourrait être les années septante ou quatre-vingt, mais qui respire une aura intemporelle. Le jeu constant avec les écrans, miroirs et surfaces réfléchissantes brouille encore la perception. Le cinéma de Vermette se regarde lui-même, s’interrogeant comme médium capable de capturer et de déformer la lumière, à l’image de l’événement central qui altère la réalité des personnages.
Levers n’est pas un film facile, c’est le moins que l’on puisse dire. Il exige de la part du spectateur un abandon total à son flux sensoriel et à sa logique poétique. C’est une œuvre qui résiste à l’analyse immédiate pour mieux s’implanter dans la mémoire et les sens. Rhayne Vermette ne raconte pas une histoire : elle convoque une ambiance, un état d’être. Sa vision est à la fois enracinée dans un territoire précis — la nation Métis, le Manitoba — et universelle dans son exploration de la fragilité du monde face à l’inconnu. Œuvre hypnotique, cryptique et envoûtante, Levers prouve que le cinéma expérimental peut être à la fois exigeant et bouleversant, un lever de lune dans un paysage cinématographique trop souvent éclairé au néon.
De Rhayne Vermette; avec Val Vint, Andrina Turenne, Will George; Canada; 2025; 95 minutes.
Malik Berkati
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