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Visions du Réel 2024 – Landschaft und Wahn (The Landscape and the Fury) de Nicole Vögele remporte la compétition internationale. Rencontre avec la cinéaste suisse

Les terres européennes sont peuplées de fantômes, de spectres qui hantent les forêts et les grands espaces qui ont été marqués par l’histoire des êtres humains qui les ont foulés, pour le meilleur et pour le pire. Les stigmates restent bien souvent longtemps après leurs actions, comme ici, à la frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie, encore gangrénée, 30 ans après la fin de la guerre de Bosnie-Herzégovine, par des mines prêtes à exploser au passage d’autres êtres humains. Parmi eux, des ombres venus d’horizon plus lointains, fuyant la guerre, la misère, les catastrophes, qui errent entre les frontières dessinées par la géopolitique. En observatrice, la nature, résiliente, se régénèrent, recouvrent les béances, les enfouissements, absorbe la mémoire sans pour autant la faire disparaître.

Landschaft und Wahn (The Landscape and the Fury) de Nicole Vögele
© Beauvoir Films

Nicole Vögele se place également en observatrice avec cet essai documentaire, Landschaft und Wahn (The Landscape and the Fury), dans lequel elle convoque les cicatrices de la guerre des années 1990 et les fugitif·ves d’aujourd’hui sur la frontière bosno-croate près de Velika Kladuša soumis, comme sur bon nombre de frontières extérieures à l’Union européenne, à la pratique illégale du pushback, ces refoulements de réfugié·es par les gardes-frontières des pays de l’UE. Ces pratiques, largement documentées aux frontières extérieures de la Grèce, de l’Italie avec des drames massifs dans les eaux méditerranéennes, se déroulent également sur les frontières terrestres, dans une certaine indifférence. La cinéaste polonaise Agnieszka Holland a relaté dans son film Green Border, Prix spécial du jury à la Mostra de Venise 2023, les pushbacks criminels entre le Belarus et la Pologne, la cinéaste suisse aborde cette tragédie sous un autre angle, celui du documentaire impressionniste, rehaussé du grain que procure le 16 mm, qui permet de toucher le réel dans sa globalité et sa complexité, le replaçant dans une temporalité qui dépasse celle de l’espèce humaine, et se confronte à celle du temps du monde.

Le récit de Nicole Vögele se fait sans commentaires autres que les détails appréhendés par sa caméra, les conversations captées par ses micros. La nature suit son rythme, d’une manière immuable et implacable, même si elle est tourmentée par les éléments ou l’intervention humaine. Au loin, dans la nuit nerveuse, des formes apparaissent, se glissant dans l’obscurité ; sur les bas côté des routes et chemins, une chaussure de femme perdue dans un champ, des photos détrempées, un vieux Nokia cassé, quelques déchets mêlés aux feuilles mortes ; des démineurs qui mesurent et sécurisent mètre carré par mètre carré les lieux – champ de mines tel une métaphore de l’action humaine délétère. Mais il y a aussi les moments de solidarité, les petits gestes qui rendent foi en l’humanité, les rencontres qui restent gravées pour la vie entre celles et ceux qui un jour ont tendu la main à celle et ceux qui en avait besoin. Et parfois, une simple piscine en plastique dans laquelle deux petites filles jouent et retrouvent quelques instants de normalité pendant que les parents jouissent d’un moment de répit avant de retenter de passer la frontière, peut être le vecteur d’un moment de grâce et d’humanité.

Rencontre avec la cinéaste qui a remporté la Compétition Internationale Longs Métrages de cette 55e édition de VdR.

Vous explorez les textures de la nature, de l’eau à la boue, des feuilles à la brume, des maisons aux déchets, ainsi que les textures de l’ombre et de la lumière, y compris la nuit, parfois avec seulement des points rouges de feux arrières ou bleutés des phares d’une voiture qui apparaissent, ainsi que les sons. Pouvez-vous nous parler de ce côté organique que vous donnez au film ?

C’est un processus de travail que j’ai développé au fil des années. J’ai cherché à trouver quelle était mon expression artistique, de quelle manière je souhaitais regarder le monde et transmettre ce regard. Pour moi, il y a un aspect important d’une forme d’égalité de toutes choses. Un arbre reste un arbre même si quelqu’un se fait tabasser en dessous. Cela peut sembler simple, mais je trouve que pour un être humain qui cherche à comprendre ce que cela signifie d’être en vie, d’être au monde, c’est une chose très difficile : il peut se passer les pires choses, mais au printemps, les arbres bourgeonneront et les fleurs refleuriront. Nous vivons dans des tensions permanentes et ce qui m’intéresse, ce sont les interstices entre ces tensions, les sensations, les ressentis qu’il est difficile d’exprimer. Comment exprimer, par exemple, qu’hier une famille afghane a été expulsée manu militari de l’UE ? Comment mon esprit peut-il appréhender cela ? Cette question est présente dans tous mes films, c’est une question à explorer. Mon approche consiste un peu à être comme un thermomètre que l’on mettrait dans la terre et dirait : « ah ici c’est chaud, ici c’est froid ». Cette façon de travailler est très exigeante. Notre esprit a tendance à s’accrocher aux gros titres : ces histoires de pushbacks ont été traitées par les médias, mais pas tout l’environnement dans lequel ils ont lieu. Il y a des gens qui vivent dans ces régions, qui ont des enfants qui vont à l’école, qui cultivent leur maïs, nourrissent leurs animaux. La vie quotidienne se déroule également là, pas seulement ce qui fait les gros titres. Mettre en relation ces différents aspects m’intéresse énormément. Cela me permet de mieux comprendre le monde.

Vous n’avez pas peur de filmer la banalité du quotidien de la nature comme des êtres humains sur la longueur sans avoir recours à un montage nerveux. Cela est très réussi, cela créé un film d’impressions, quelle a été la difficulté pour le montage ?

La raison pour laquelle je me laisse autant de temps, c’est parce que j’ai envie de créer une vérité flottante, suspendue. Je suis aussi journaliste et pour des reportages, il faut que les faits s’enchaînent, il n’y a pas de place pour ce qui est transcendant. Beaucoup de personnes qui ont vu le film ont dit que le début est assez astreignant car elles n’ont pas l’habitude de ce rythme. Mais à mesure que le film avance, ce rythme de basse intensité fonctionne et les spectateurs se laissent emporter dans le mouvement.
Nous avons travaillé 10 mois sur le montage, de manière obsédée par les détails. Pourquoi cela a pris autant de temps ? C’est parce que le film ne raconte pas une seule histoire, ou même deux ou trois en parallèle, mais parce que le film cherche une vérité intrinsèque à faire émerger et à relier avec les autres éléments du film. Ces connexions sont pour nous souvent des perceptions qui touchent au sensible, au sensoriel : « ah, dans cette scène, c’est venteux ! ». Ce n’est pas « ah, des migrants sont passés par là », mais « tiens, c’était venteux quand les migrants sont passés par là, ou l’imam était en train de chanter, ou à ce moment-là, le ciel était violet ». Ces impressions sensorielles parlent à nos inconscients, à nos propres perceptions et souvent, même si à la fin de la projection les gens me disent que c’était très exigeant, il arrive souvent que lorsque je les revoie quelques semaines plus tard, les mêmes me disent : « j’ai beaucoup repensé au film. Quelques jours plus tard, une image du film m’est revenue en mémoire. »

Landschaft und Wahn (The Landscape and the Fury) de Nicole Vögele
© Beauvoir Films

Vos films infusent dans l’esprit des gens en quelque sorte…

Une de mes amies, qui s’y connaît bien avec les techniques d’hypnose, m’a dit que mes films travaillent dans un endroit sincère du cerveau. C’est ce que je recherche à faire : transmettre un sentiment pour qu’il pénètre à un niveau plus profond de la psyché. C’est pourquoi le montage laisse du temps aux scènes de se déployer. Si je donne trop d’histoire à suivre dans le récit, on perd cette sensation, car on est concentré sur l’histoire, on la décortique, et on perd la perception sensorielle de ce que l’on raconte, cet aspect qui oblige à écouter les sons, à regarder les images, à penser, peut-être même à se perdre dans ses propres pensées. C’est vrai que les spectateur·trices sont un peu livré·es à elles et eux-mêmes quand je les laisse deux minutes dans un état un peu contemplatif ; ils et elles ont le temps de se confronter à leurs propres réflexions, voire à leurs propres peurs, peut-être même à l’histoire de leurs propres ascendant·es. Il s’agit in fine de créer un espace d’expériences.

Comment avez-vous approché les personnes que vous filmez, que ce soit les migrant·es,  les habitant·es, ou police aussi ?

Je trouve les gens dans les Balkans très ouverts, et il est assez facile de les approcher. Mais il y a aussi le fait que lorsque je veux faire un film, je cherche un lieu qui exprime pour moi quelque chose de particulier, qui a une énergie spéciale. Une fois que je l’ai trouvé, je m’y rends souvent, je reste sur place et quand, comme ici, il y a un village, on rencontre souvent les mêmes personnes. Ce qui permet de faire connaissance et d’établir un lien. Pour moi, la question était de savoir comment choisir les protagonistes et dans ce choix, je laisse beaucoup de place au facteur hasard. Par exemple, je suis tous les jours à un croisement de la route, je rencontre tous les jours les mêmes personnes et un jour, l’un me dit, ah aujourd’hui les démineurs sont là, je lui demande alors de m’emmener les voir. Je construis ainsi un réseau, avec les migrant·es également, ce qui me mène d’un lieu à l’autre, d’un protagoniste à l’autre, d’un événement à l’autre. C’est du cinéma direct.

De manière générale, votre caméra est toujours placée avec minutie, cela offre des cadres précis à une vie qui s’anime dedans. Mais quand on entend les migrant·es en groupe, la caméra est éloignée, il y a une distance, ils et elles sont au fond du cadre mais on les entend distinctement, comme dans la scène à l’aube où on ne les voit pas mais on entend dire que la frontière est là : vous leur avez posé des micros ?

Non, presque jamais. Cependant, ce que l’on a fait avec mes deux ingénieurs du son, c’est de laisser parfois de petits micros derrière un arbre. Il y a par exemple une scène de nuit où on voit passer de nombreux·ses migrant·e·s et on les entend relativement bien. Le caméraman a couru vers l’arrière pour les prendre en plan large et moi j’ai couru vers l’avant pour mettre le micro derrière un sapin.

C’est en termes de dramaturgie assez réussi : en tant que spectateur·trice, on est à distance d’elles et eux, comme dans la réalité où on ne peut pas se mettre à leur place, et en même temps, on est embarqué·es par le son, ce qui nous rapproche…

Oui, je joue avec cet effet. Mais il faut aussi dire que là-bas tout est très calme, silencieux. On entend quand la police, une voiture arrivent, quand les gens parlent. Cela m’a aussi donné l’idée d’utiliser cet élément naturel de contraste entre le silence et le bruit qui s’entend de très loin.

Vous montrez une solidarité des habitant·es qui leur donnent à manger, par exemple, mais ce passage de migrant·es/réfugié·es, c’est aussi une économie grise pour la région ?

Oui, clairement. Une économie se développe toujours là où un besoin se fait ressentir. Ce qui s’est rapidement développé en Bosnie, ce sont les transports illégaux en voiture. Dans le village où j’étais, qui est éloigné de tout, ce n’est pratiquement pas le cas, mais dans les bourgs plus importants, oui, il y a une économie qui se greffe là-dessus, comme la réparation de téléphones, le transport, etc.

On entend aussi plusieurs fois dans le film des migrant.es parler de racket par la police…

Oui, ce sont les gardes-frontières croates.

Pouvons-nous parler de la scène où, dans la nuit, devant un panneau où l’on distingue le drapeau de la Bosnie-Herzégovine et des pictogrammes d’interdiction, on entend au loin une femme crier. S’ensuit un long silence dans la nuit, puis il le plan coupe abrupte vers  le jour avec en contre-haut, dans les arbres, un fourgon de police. Ensuite, une longue scène d’arbres qui s’agitent doucement au vent, dénudés, puis dans une autre transition, cette fois-ci moins perceptible, ils sont fleuris. Enfin, la caméra se baisse au niveau du sol et révèle une bretelle de sac à dos déchirée, quelques sacs plastiques, un téléphone Nokia basique enfoncé dans la boue, les restes d’un campement au bord de la rivière. Nous étions dans votre chronologie en hiver et là un carton indique l’été. Cette scène est très emblématique du côté sensoriel de votre film. Pouvez-vous nous en parler ? S’agit-il d’une ellipse créée dans la salle de montage ?

Oui, c’est une ellipse. C’est pourquoi nous avons tourné aussi longtemps. Nous avons ces cris dans la nuit ainsi que la saison la plus rude de l’année, et au montage, on essaie toutes les combinaisons d’images pour rendre cet événement et cette atmosphère à la fois du moment et sur le temps long. Comme le film n’est pas explicatif, il y a toujours cette question de savoir combien d’informations on donne pour que le spectateur, la spectatrice ne soit pas perdu·e, qu’il et elle puisse suivre le fil, tout en laissant le récit ouvert. C’est pour cela par exemple que l’on a choisi de montrer le fourgon de police. C’est un peu comme chercher à écrire une mélodie, à trouver un rythme visuel. Il s’agissait de trouver le moyen de montrer que quelque chose de concret était arrivé et puis d’ouvrir à nouveau le récit et retourner sur l’idée de la nature qui reste la nature et poursuit son cours. Nous avons aussi été dans le sens de cette idée que les arbres sont les témoins muets de ce qu’il se passe, ils voient tout. Car la police agit la nuit, toujours très loin de témoins potentiels, nous avons donc induit un peu cette idée ésotérique que la nature enregistre tout. Depuis 5 ans, chaque nuit, ces actions policières se déroulent! Des milliers d’âmes blessées passent depuis 5 ans sous ces arbres. Mais au printemps, les feuilles repoussent quand même sur les branches.

Il y a l’annonce de la commémoration d’une opération « Lightening 93 » par la brigade 105 de Buzim à Kedic Glavica, mais il est difficile de trouver des éléments sur internet et de trouver des traces de cette victoire à Kedic Glavika le 11 janvier 1993. Est-ce que cela dit quelque chose sur la mémoire locale et la mémoire globale ? Est-ce que cela joue aussi dans le sentiment de solidarité ?

En Bosnie, c’est un grand sujet. D’ailleurs, dans le film, il y a cette scène où une villageoise dit que ces migrant·es lui rappellent sa propre fuite et errance dans la forêt lors de la guerre. Les villageois·es ont toujours dit, quand les premiers migrant·es sont arrivé·es, qu’ils et elles se reconnaissaient en eux, qu’ils se rappelaient de la faim ressentie, du froid qu’il était naturel de leur donner, selon leurs moyens, de la nourriture, des habits. Toutes les personnes qui ont plus de trente ans se rappellent parfaitement de la guerre, elle est encore dans leurs os, ce que nous n’avons pas. Quand on parle avec des migrant·es qui, par exemple, ont pris la route qui passe par la Bosnie en partant d’Iran pour arriver en Suisse, ils et elles disent que les Bosniaques ont été les plus solidaires.

— Nicole Vögele Prix du meilleur documentaire dans la Compétition Internationale Longs Métrages VdR2024
© Nikita Thevoz

Vous finissez le film sur une note à la fois d’espoir avec cette famille qui a réussi le passage et fait un appel vidéo avec Samir qui les avait aidé·es, le beau lien qui les lie depuis, et d’amertume avec les dernières images, dans le noir et le bruit des plantes foulées comme une fuite en avant…

Oui, c’est vrai. C’est important aussi pour moi de souligner que ces personnes qui ont vécu la guerre en Bosnie, dans cette même forêt, ont également dû courir pour leur vie. C’est comme un cercle de l’horreur qui ne cesse de se refermer sur lui-même. C’est également pour cela que j’ai intitulé le film ainsi (qui pourrait se traduire par « Le Paysage et la Fureur », n.d.a.). Dans un sens plus large, cela a un rapport avec le fait que l’on crée des frontières. Un Bosniaque m’a dit un jour que la contrée a toujours été là, elle sera également là plus tard, mais entre ces deux espace-temps, nous nous sommes entretué·es. C’est la même chose pour les migrant·es, là il y a une ligne qui dit que l’on est dans l’UE et là pas, mais cette ligne est au beau milieu d’une forêt. Il y a cette absurdité à décréter dans un espace vert de la terre, il y a un côté et un autre. Oui, je trouve cela amer. Évidemment, intellectuellement je comprends qu’on ne peut pas dire qu’il n’y a pas de frontières et que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais si on réfléchit au niveau symbolique, que signifie ce trait ? Que signifie cette forêt qui se trouve sur une frontière ? Cela procure une note amère et oui, je veux la souligner.

De Nicole Vögele ; Suisse ; 2024 ; 138 minutes.

Malik Berkati

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