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1976 – La reconstitution magistrale d’une fausse normalité sous régime dictatorial. Rencontre avec Manuela Martelli

Après avoir joué dans une quinzaine de films, l’actrice chilienne Manuela Martelli réalise son premier long métrage – 1976 – qui plonge dans l’atmosphère étouffante de la dictature chilienne. Carmen (Aline Küppenheim), une bourgeoise dans la cinquantaine, mariée à un médecin renommé, mère d’une fille bien mariée et d’un fils également médecin, s’occupe de son foyer à Santiago et s’engage dans des projets caritatifs de l’Église. Sur la vie bien réglée de Carmen semble planer le voile sombre de la dépression. Pour se changer les idées, elle se rend dans sa maison de vacances, située aux abords de la petite ville côtière de Las Cruces, afin de superviser les travaux de rénovation. Sa routine est chamboulée quand le Père Sánchez (Hugo Medina), un ami de la famille, lui demande un service : soigner en secret Elías (Nicolás Sepúlveda), un résistant blessé qui a trouvé refuge auprès de l’Église. Carmen accepte la mission et va, petit à petit, effleurer le monde de la clandestinité, en entrant en contact avec la résistance pour exfiltrer Elías. Carmen reçoit un nom de code, Cleopatra, et cette femme effacée au monde et à elle-même paraît, à travers cette nomination, reprendre corps et esprit, même s’ils sont traversés par la peur.

1976 de Manuela Martelli
Manuela Martelli

Manuela Martelli et sa directrice de la photographie, Soledad «Yarará» Rodríguez, créent de main de maître cette atmosphère pesante de terreur qui traverse tout le film, d’abord par petites touches avant de s’intensifier à mesure que la menace se concrétise. La scène d’ouverture contient, à cet égard, tous les éléments caractéristiques de la mise en scène de 1976, spectaculaire dans sa retenue, très cinématographique avec les hors-champs visuels et sonores, usant d’effets de miroir et de symbolisme. Dans un magasin de quincaillerie, une femme dont on ne voit pas les traits – Carmen – demande une couleur bien précise de peinture dont le vendeur fait le mélange sur place. Hors champ, dans la rue, on entend une femme qui se fait enlever. Tout s’arrête pendant quelques secondes dans le magasin, mais personne ne sort, si ce n’est l’acheteuse, avec un grand temps de retard et quelques gouttes de peinture qui tachent son escarpin. Tout le monde vaque dans une atmosphère feinte de « rien d’anormal ». Elle va à sa voiture, avec le marchand qui lui porte deux pots de peintures qu’il met dans son coffre, alors qu’elle extrait de sous sa voiture, avec la pointe de son escarpin taché, une chaussure de femme. Bienvenue en 1976 au Chili !

Votre mise en scène est très cinématographique et symbolique, on le constate dès la scène d’ouverture qui inclut toutes les finesses et le sens du détail qui vont accompagner le film. Comment avez-vous travaillé avec votre directrice de la photographie ?

On s’est d’abord posé une question : d’où part le regard de ce que l’on veut montrer ? Il fallait que l’on comprenne tout d’abord le point de vue de la caméra. Dans le script, le point de vue était clair : c’était celui Carmen. Mais comment le refléter avec la caméra ? On a travaillé avec cette double question : comment on la regarde et comment elle regarde le monde ? En répondant à ces deux questions, on savait où placer la caméra. La question s’est posée pour chaque scène. Parfois, on voit ce qu’elle regarde, on entre dans les détails, parfois, on est sur son visage, on zoome dessus, d’autres fois, on la suit. C’est ce qui a été notre force motrice.

Il y a de nombreux effets miroir, d’une précision redoutable, une mise en abîme vertigineuse…

Exactement. Le film se confronte en permanence avec l’idée du dit et du non-dit, de ce qui est su et ce qui ne l’est pas. Comment ce que l’on sait devient un non-dit. Cela arrive aussi au personnage, elle commence à effectuer une autoréflexion, à se frotter à l’inconnu, elle n’est pas habituée à ce qui lui arrive et ce qu’elle fait. Oui, il y a une mise en abîme. Elle se fragmente elle-même en différents morceaux.

Vous filmez les détails et particulièrement avec beaucoup de précision les mains…

Je crois que c’est parce que je cherche à sonder l’histoire en profondeur et à travers les détails. Je ne veux pas avoir un regard d’ensemble, car l’image générale, nous l’avons déjà, à travers les médias, les gros titres. Et puis, les mains portent l’histoire des gens. C’est une belle idée aussi d’avoir sur son corps un lieu qui porte son destin.

Votre reconstitution des années septante est soigneuse…

J’ai fait des recherches pendant des années en lisant des journaux de cette période, en regardant énormément d’images. Par ailleurs, ce qui était important pour moi, c’était de parler avec des gens qui ont vécu cette période historique récente. J’ai réuni tout ce que les témoins de ce temps m’ont raconté, et ceci sous différents angles. Le plus intéressant a été de compiler ces témoignages du monde clandestin, du rôle des femmes, qui n’existaient pas dans mes manuels d’histoire, ni même dans des travaux académiques !

Le design sonore soutient le récit de manière naturelle et subtile, mais là aussi avec une très grande précision…

Je voulais que le son soit une métaphore de l’invisible et de l’indicible, de ce qui est hors champ. La violence et la dictature sont des éléments invisibles. Nous savons les effets qu’elles ont, mais on ne voit pas la violence directe, on n’y est pas confronté. Je trouvais que le son et la musique étaient une métaphore parfaite pour amener cette perspective. Cela vaut aussi pour l’élément du silence qui permet d’amener et de souligner l’atmosphère de cette période. J’ai voulu que le son soit presque comme un média liquide qui s’infiltre dans la maison et même dans le personnage. Le son devient subjectif à certain moment.

Plus on avance dans le film, plus il devient présent, au début cela l’habille et plus on avance plus il reflète une atmosphère de film d’horreur…

Exactement !

Il y a un mystère autour de cette femme qui semble un peu absente à la maison, mais qui prend forme dans sa tentative d’aider ce jeune homme, encore plus quand elle devient Cleopatra.  Aline Küppenheim est extraordinaire dans cette ambivalence, pouvez-vous nous parler de votre choix et du travail avec elle ?

Je l’ai rencontrée il y a de nombreuses années. On a joué dans deux films ensemble, dont une fois, la mère et la fille. Quand j’ai commencé à écrire le scénario et que j’ai su quelle direction il allait prendre avec ce personnage, j’ai pensé à elle. Je l’ai appelée et on a commencé à parler sur le film. Je lui ai raconté ce qui m’inspirait dans cette histoire qui est basée sur ma grand-mère. Je lui ai raconté sa vie et elle a commencé à me parler de sa propre grand-mère qui était extraordinaire. Petit à petit, j’ai introduit des éléments de sa grand-mère dans mon personnage. D’une certaine manière, on a créé ce personnage ensemble et quand nous avons commencé le tournage, nous savions déjà tout sur elle. D’une certaine manière, il restait à lui donner l’atmosphère dont elle avait besoin pour chaque scène. Parfois très tranquille, parfois en demandant aux autres personnages de la pousser dans certaines directions. Elle savait déjà qui elle était, elle n’avait besoin que de quelques indications.

— Aline Küppenheim – 1976
© trigon-film.org

Dès le début du film, on ressent le regard de classe sociale sur les choses et les événements, les manières de parler également. Est-ce un élément important que vous vouliez introduire ?

Oui, absolument. Souvent, les gens ignorent cet élément, mais il est primordial dans le film. C’est l’essence du Chili : nous sommes divisés en deux classes sociales. Ces classes ne se distinguent pas seulement à un niveau économique, mais aussi à votre façon de parler, votre couleur de peau. C’est un pays totalement ségrégué, il n’y a pas de mobilité de classe. Cela fait partie de notre corps, il y a très peu de possibilité d’en sortir. C’est très triste, je pense que c’est la grande difficulté de notre pays. Cette période a ancré un système extrêmement néo-libéral et la division est devenue encore plus grande depuis la dictature. L’éducation est devenue privée, les besoins fondamentaux, la santé, l’éducation, les retraites, tout a été privatisé.

Il y a une allusion dans votre film quand, autour du repas solennel, les gens parlent des retraites…

Il y a une grande hypocrisie dans la société chilienne, et je voulais explorer ce champ. Comme je le dis, il y a une ségrégation qui définit une classe par la peau, le ton de la voix et en même temps, c’est une fiction totale, car les gens partagent des espaces intimes, comme on le voit dans le film : Carmen est impliquée émotionnellement et activement avec sa gouvernante. On ressent aussi qu’elle est attirée à entrer en avec les travailleurs dans la maison.

Si on ne lui avait pas demandé d’aider Elias, elle ne l’aurait pas rencontré de cette manière dans une situation normale de vie…

Non, ils n’auraient pas eu de contacts à un niveau horizontal, comme cette relation que les deux construisent dans cette configuration. Ils n’auraient eu qu’un contact hiérarchique.

Il y a une scène dans un restaurant où elle entre : les gens la regardent ostensiblement. Elle n’appartient pas à cet espace public non plus…

Oui, elle ne fait partie de ce monde. C’est très intéressant pour moi cette appartenance à un seul circuit de l’espace public. Dans l’autre monde, elle devient, elle aussi, discriminée. C’est ambigu.

L’atmosphère qui règne dans le film est une sorte de fausse normalité avec une menace sombre suspendue dans l’air. Comment on construit-on une telle atmosphère : à travers le script ou les acteurs ?

Définitivement dans le scénario. J’ai beaucoup travaillé dessus !

Il est difficile d’avoir cette double tension…

Cela traduit le fait que la normalité devient ambivalente et monstrueuse. Chacun∙e d’entre elles et eux a à disposition des éléments dans son personnage pour jouer avec cette tension.

Pouvez-vous nous parler un peu du rôle de l’Église dans cette dictature ?

La réalité de l’Église au Chili est absolument différente de celle de l’Argentine. En Argentine, les prêtres étaient impliqués dans la dictature. Au Chili, comme nous avions une unité populaire avant la dictature, avec Allende, il existait un très fort mouvement social, également au sein de l’Église. Il y avait des prêtres qui travaillaient dans des maisons communautaires, qui vivaient avec eux. À l’arrivée de la dictature, cette partie de l’Église a joué un rôle important dans la dénonciation des crimes, dans l’aide apportée aux gens persécutés ; ils ont créé un certain nombre d’institutions qui ont été fondamentales pour aider les victimes et ramener la démocratie.

Dans votre film, le prêtre est-il symptomatique d’une frange de la population qui se sent coupable mais qui a si peur qu’elle ne s’implique pas ?

Pour moi, l’Église devait être dans le film, en même temps, je voulais montrer l’ambivalence de chacun.e. Le prêtre dont vous parlez essaie d’aider comme il peut, mais il n’est pas celui qui travaille dans la maison communautaire et qui est impliqué politiquement. C’est un contrepoint à ce dernier. Le Père Sánchez est ambigu, il est mû par la culpabilité, comme beaucoup au Chili. Il est l’incarnation de cette partie de la société chilienne qui se sent coupable. C’est le symptôme du témoin silencieux. Les gens se sentent totalement coupable et canalisent cette culpabilité dans l’Église. Cela arrive aussi à ce prêtre dont la peur est trop forte. Le film essaie d’explorer ces aspects humains. Nous ne sommes pas parfaits !

La relation entre Elías et Carmen est un peu comme un transfert de relation mère-fils qu’elle ne semble pas avoir avec son fils…

Je pense qu’elle a une relation avec son fils, mais la dynamique de la famille reflète la structure sur laquelle la société est construite. Je pense que la façon dont Carmen se comporte avec la famille correspond à ce que la société attend d’elle. Elle a très peu de marge de manœuvre. Elle doit être la mère qui s’occupe de ses enfants, puis de ses petits-enfants, avec très peu d’espace pour ses propres désirs. Elle a plus d’espace avec Elías, qui est un étranger. Ce sont des contradictions que je trouve intéressantes : comment cette femme ressent plus de liberté hors du domaine familial.

— Aline Küppenheim – 1976
© trigon-film.org

Souvent, dans les pays avec des destins collectifs traumatisants, le silence règne dans les familles, mais les générations suivantes, même sans s’en rendre compte, portent un fardeau. Est-ce la même chose au Chili ?

Parfois les traumatismes sont difficiles à exprimer. J’ai ressenti cela quand j’ai commencé à parler avec des gens qui ont vécu dans la clandestinité, incapables de transmettre ce vécu à leurs enfants. Au Chili, le traumatisme était trop grand et on n’avait pas l’espace pour l’exprimer, car il n’y a pas eu de processus de justice. Je crois que quand vous avez le gouvernement qui vous reconnaît comme une victime, il est plus facile de parler. Nous n’avons pas eu cette opportunité. Quand j’étudiais l’histoire à l’école, cela s’arrêtait au coup d’État. Cela était la dernière page du livre d’histoire, 1973, et j’étudiais dans les années 2000 !

Vous êtes coupée de votre passé…

Oui, de notre passé récent. Alors comme vous dites, vous portez un héritage qui n’a pas été verbalisé. Vous ne pouvez pas en parler car il n’y a pas de mots. C’est pourquoi je fais le film, j’ai besoin de mots pour expliquer ma peur, celle de ma génération qui nous a conduit∙es dans les rues pour manifester et défendre nos droits ces dernières années.

Vous pensez que votre film peut aider la parole à s’ouvrir au sein de certaines familles ?

Oui, cela ouvre un espace de dialogue. Je ne donne pas une réponse, je pose une question.

Le monde se replie actuellement sur des attitudes autoritaires, c’est ce qui rend votre film très actuel, qu’en est-il au Chili ?

Oui, il y a à nouveau une menace. Nous avons un président jeune et très progressiste (Gabriel Boric, 37 ans, coalition de gauche) mais le résultat de l’élection de 2021 était serré avec le candidat d’extrême-droite, José Antonio Kast qui a reçu 44,2 % des voix. C’est quand même beaucoup, je trouve. Cette personne n’a jamais rien dit contre la dictature, c’est même un supporter de Pinochet. Nous vivons dans un pays divisé. Il y a cette menace partout dans le monde et le Chili n’en est pas épargné.

De Manuela Martelli; avec Aline Küppenheim, Nicolás Sepúlveda, Hugo Medina, Alejandro Goic, Carmen Gloria Martínez, Antonia Zegers, Marcial Tagle, Amalia Kassai, Gabriel Urzúa; Chili; 2022; 95 minutes.

Malik Berkati

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