Berlinale 2019 – Panorama : Dafne – Prix FIPRESCI pour une histoire bouleversante et caustique entre un père et sa fille
Quelle joie de voir danser Dafne, déliée de toute pesanteur et amarres diurnales, dans une bulle de bonheur palpable et communicatif. D’ailleurs Dafne, à la personnalité et au caractère bien trempés, s’affranchit de certaines inhibitions sociales, sans jamais ne faire éclater le cadre, souvent de manière espiègle ou narquoise, parfois candide, mais faisant toujours mouche dans le miroir tendu aux autres. C’est que Dafne est atteinte du syndrome de Down, ce qui ne l’empêche nullement d’être une femme dans la trentaine comme les autres dans ses relations avec sa famille, ses amis et ses collègues de travail. Jusqu’à ce que le caillou dans sa chaussure qui entrave sa marche dans la première scène devienne celui qui marque son chemin de vie lorsque sa mère décède subitement après les vacances d’été.
Dafne (Carolina Raspanti, elle-même porteuse de trisomie 21) exprime de manière exacerbée ses sentiments et émotions, que ce soit dans la joie comme dans la peine, mais toute consciente qu’elle est de la structure émotionnelle caractéristique du syndrome – elle explique elle-même a une nouvelle collègue de travail qu’elle a une tendance prononcée à s’attacher aux gens, mais qu’elle gère intellectuellement les changements qui peuvent intervenir – , en définitive, ce sera elle qui s’adaptera, après différentes phases et mues, le mieux à la disparition de la mère et initier la seconde partie du film, sorte de voyage initiatique qu’elle effectue à pieds avec son père Luigi, en pleine dépression, vers le village natal de sa mère.
La force de Dafne, c’est cette capacité à l’auto-réflexion et à l’action pour avancer dans la vie. Non seulement elle accepte cette différence, elle semble de surcroit en dialogue permanent avec ce qui la différencie. Elle refuse de prendre les médicaments qu’on veut lui donner pour l’aider à surmonter le choc, elle fait plus que de refuser, elle s’insurge, car, crie-t-elle aux personnels hospitalier comme à son père : « Je veux pleurer ! » Lorsque son père lui dit qu’elle n’est pas obligée d’aller travailler, lui-même n’arrivant plus à rester dans son magasin et le garder ouvert, là aussi elle s’indigne : « Tu sais bien que mon travail est sacré ! » Et c’est vrai que même si elle est très bien intégrée et protégée au sein de cette deuxième famille qu’est le personnel du supermarché où elle travaille, on la sent ici en pleine autonomie dans ses gestes et libre dans sa parole. Et cette force qu’elle puise en elle-même et dans cette indépendance acquise à l’extérieur, elle le met au service de son travail de deuil pour lequel elle n’hésite pas à bousculer son père qui, lorsqu’il perd littéralement les pédales devant les photos de famille disposés dans l’appartement, se voit violemment rabrouer : « Je ne supporte pas les personnes qui se lamentent ! » Se retrouvant seule au quotidien avec son père, elle met également beaucoup d’énergie à le remettre à sa place dans l’espace et revendique une nette séparation entre sa sphère privée (sa chambre, la salle de bains) et les espaces partagés ou public, lui arrachant son droit à être traitée comme l’adulte qu’elle est.
Mais Dafne est aussi capable de magnifier le quotidien, comme elle le fait dans la danse, dans ses dialogues avec ses collègues, ses flirts avec ceux qu’elle considère comme beaux gosses ou lorsqu’elle explique que la partie de son travail consistant à mettre des étiquettes sur les produits fait partie d’un processus de création. Et surtout cette ironie mordante et imprévisible qu’elle lance comme des flèches dans le regard ou le discours des gens qu’elle côtoie, faisant d’elle une championne d’aphorismes.
« Carolina est Dafne »
Federico Bondi, le réalisateur florentin du film explique le point de départ de ce film :
Il y a quelques années, j’ai vu un vieux père et sa fille atteinte du syndrome de Down se tenir la main à un arrêt de bus. Se tenant immobiles parmi les voitures et les passants qui roulaient à toute allure, ils avaient l’air de héros, de survivants. Dafne est inspiré de cette image et du sentiment qui l’accompagnait, c’est l’étincelle qui m’a poussé à aller plus loin et envisager de raconter cette histoire. Je suis entré avec curiosité dans un monde que je ne connaissais pas avant d’avoir eu la chance de rencontrer Carolina Raspanti et de devenir son ami. Cette rencontre a été essentielle non seulement pour le film, mais aussi dans ma vie.
Aujourd’hui, il y a près de 40’000 personnes atteintes du syndrome de Down en Italie. Ce n’est pas une maladie, c’est une condition génétique qui accompagne les gens avec un chromosome supplémentaire pour toute leur vie. Cependant, chaque personne atteinte du syndrome de Down est, comme tout un chacun, unique. Carolina est Dafne. La « réalité » a été ma principale source d’inspiration pendant que j’écrivais et filmais. Ce n’est pas Carolina qui a dû s’adapter au film (elle n’a même pas lu une seule page du scénario), mais c’est le film qui a dû s’adapter à Carolina. J’aurais pu en fait « trahir » le scénario original, mais pas la confiance de Carolina, qui a exigé de la précision, du respect et de l’écoute… Cela a été la meilleure incitation à donner de la dignité à son histoire, à son regard et à ce père et à sa fille qui se tenaient la main à l’arrêt de bus.
Ce que ce film propose, au-delà de la découverte de cette merveilleuse actrice Carolina Raspanti et de cette jolie histoire – qui rappelle que gagner en maturité n’est pas une question d’âge et que peu importe qui soutient qui, l’important c’est de rester unis – , c’est du cinéma et pas seulement une caméra, sans misérabilisme ni tentation de faire du ciné-docu ou du réalisme sociologique. Le jury de la critique internationale FIPRESCI ne s’y est d’ailleurs pas trompé puisqu’il lui a attribué le Prix du meilleur film pour la section Panorama avec cette motivation :
Pour le portrait émouvant et profondément humain d’une fille courageuse et de son père aimant qui tentent de surmonter leur chagrin ; et pour les performances inoubliables de Carolina Raspanti et Antonio Piovanelli.
Film à la fois empoignant et drôle, Dafne se termine par une des plus belles scènes vues dans cette (jeune) année 2019 au cinéma, de celles qui embuent les yeux de leur beauté existentielle tout en dessinant un sourire tendre et mélancolique sur les lèvres.
De Federico Bondi; avec Carolina Raspanti, Antonio Piovanelli, Stefania Casini; Italie; 2019; 94 minutes.
Malik Berkati, Berlin
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