Berlinale 2021 – Babardeală cu bucluc sau porno balamuc (Bad Luck Banging or Loony Porn) du cinéaste roumain Radu Jude remporte l’Ours d’or de la 71e Berlinale!
[Les propos tenus par Radu Jude, Katia Pascariu et Ada Solomon sont issus d’une interview et de la conférence de presse inofficielle après l’annonce du Prix. L’interview complète sera publiée ultérieurement.]
Le réalisateur roumain Radu Jude est un habitué de la Berlinale où il a déjà remporté l’Ours d’argent de la meilleure réalisation (ex æquo avec la réalisatrice polonaise Malgorzata Szumowska) en 2015 pour Aferim!, et l’année passée, où il a présenté dans la section Forum son iconoclaste Tipografic Majuscul.
Enfin, lorsque l’on parle d’iconoclaste pour ce précédant film, en comparaison de Babardeală cu bucluc sau porno balamuc (Bad Luck Banging or Loony Porn), le film était bien sage. Car cette année, Radu Jude explose toutes les frontières : celle de la bienséance, avec une longue scène d’ouverture de style porno amateur ; celle de la structure formelle et visuelle avec trois parties qui ne se connectent que sur un méta-niveau ; celle de la structure narrative qui laisse libre champ au spectateur pour comprendre et interpréter le propos. Radu Jude a pour habitude de bousculer celui regarde, le défier parfois, l’entraîner sur des chemins de réflexions rocailleux et ardus. Ici, on est servis par la satire qu’il nous propose!
La scène inaugurale implique Emi (Katia Pascariu), une actrice de théâtre politique et indépendant de Bucarest, enseignante dans une école privée, et son mari Eugen – que l’on ne verra jamais dans le film – qui filme leurs ébats amoureux. Les scènes sont crues, ils portent des masques (de déguisement) mais la femme est parfaitement reconnaissable.
Le film qui commence à la suite de ce pré-générique détonant nous entraîne dans la topographie (pour reprendre la sémantique de son précédent film) d’une ville, d’un pays dans son contexte historique, d’une société post-communiste rattrapée par ses vieux démons.
La première partie, dans une forme de cinéma-vérité, se concentre sur Emi, qui se trouve dans la rue quand elle apprend que la vidéo a été téléchargée par erreur par son mari sur Internet. On la suit marchant d’un pas nerveux à travers la ville animée par un stress et une agressivité constante entre les gens, que ce soit dans les files d’attente à la caisse du supermarché ou sur la chaussée avec les conflits entre automobilistes et piétons par exemple. Les intrusions dans les lieux de consommation courantes donnent l’occasion d’entendre des bribes de conversations, des complaintes, des réflexions des gens de tous âges, de toutes conditions. Lors de cette odyssée, la caméra pose ostensiblement son objectif sur certains détails du tissu urbain, de grandes bâches publicitaires, des affiches électorales, des façades de petits magasins et leurs enseignes, des façades historiques ou murées et taguées, vouées à la démolition, des petites rues aux larges avenues aux devantures de luxe, le contraste entre les vieux bus et les grosses SUV, mais aussi sur les fleurs qui poussent dans les interstices des brisures de béton. La période pandémique dans laquelle nous vivons est partie prenante de l’histoire. Radu Jude nous explique pourquoi il a intégré le port du masque (sanitaire) à l’écran, question à laquelle il doit souvent répondre, car il est un des rares cinéastes de cette édition à marquer son film temporellement de la sorte, alors que beaucoup d’œuvres présentées ont été faite entièrement ou en partie durant la crise sanitaire :
Quand le premier confinement s’est achevé, on devait décider soit d’attendre, soit faire le film aussi vite que possible. Heureusement que j’ai choisi cette option et que les producteurs ont soutenu cette décision de le faire plus rapidement et le moins cher possible – on était encore en contact pour d’autres co-prodroduction – en limitant le risque le plus possible. C’comme ça que j’ai intégré les masques, que j’en ai fait même des éléments de gags comme on le fait dans la vie, et j’en suis content, car personne n’est tombé malade, c’est le plus important à mes yeux, c’est une fierté pour nous d’avoir respecté la santé de notre équipe et d’avoir quand même pu créer de l’art. Il est vrai que c’est devenu une sorte de métaphore dans le film, mais il y a aussi cet élément trivial de santé publique qui finalement donne un moment anthropologique.
Ada Solomon, productrice du film (microFilm) ajoute à ce propos :
Radu est l’artiste le plus créatif que je connaisse. Il trouve toujours des solutions pratiques aux limitations auxquelles on doit faire face et parvient à en faire des éléments créatifs et artistiques, cela rend ma vie plus facile et je le remercie pour ça !
Quant à Katia Pascariu, l’actrice principale du film, elle explique que travailler avec un masque a en quelque sorte
rendu les choses plus faciles. Mes émotions et mes pensées étaient suffisantes, je pouvais me concentrer sur ce qui ne se voit pas et moins sur l’apparence. Cela était facile et presque normal car c’est le reflet de réalité du moment.
À la mesure de la course effrénée d’Emi, la vidéo devient virale sur Internet. Impossible de la faire disparaître, effacée quelque part, elle réapparaît instantanément ailleurs.
La seconde partie, structurée comme un dictionnaire avec ses entrées, est constituée de presque une demi-heure de collage de courtes séquences vidéos, certaines créées, la plupart des extraits d’archives de télévision, cinématographiques ou de photos, avec des commentaires en surimpression qui nous raconte, fragmenté, quelque chose de la frise historique, de la dictature, des massacres et exterminations, du nazisme, du nationalisme, de l’église, de l’environnement, de la pandémie, de l’émigration, de la culture, encore du porno, du racisme,… un bréviaire kaléidoscopique qui déconstruit l’histoire et l’état du monde et où l’on se rend compte que la plus grande obscénité n’est certainement pas dans l’expression de la nudité et des relations sexuelles !
Radu Jude explique ce collage ainsi :
Cette partie en forme de structure de sketchs est plus abstraite que celle du contexte urbain, elle a plus trait au contexte idéologique et mon envie d’utiliser la forme du dictionnaire pour utiliser des auteurs que j’avais envie de citer. Pour moi la forme cinématographique sert à penser le monde, à rechercher des perspectives ; ce montage est un outil pour penser.
La troisième partie est une réunion convoquée par les parents des élèves d’Emi. Mise en scène comme une tragédie grecque, cette discussion doit permettre de décider si la professeure peut continuer d’enseigner ou pas, puisque sa crédibilité face aux élèves est entachée ainsi que son rôle modèle. Cette partie remet au centre de l’écran un discours plus immédiatement accessible au spectateur qui reprend son rôle classique pour assister à cette mascarade de procès aux bonnes mœurs. Tout le monde a bien sûr une opinion, sur le cas d’Emi mais aussi sur tout et n’importe quoi, et avant tout sur ce qui est acceptable dans le sexe et ce qui ne l’est pas. Le grotesque le dispute ici à l’hypocrisie, à l’ignorance, à la bigoterie, au roman national fantasmé, au conspirationnisme, au racisme, à l’antisémitisme ; pour toutes et tous les rétrogrades présents, l’école serait le creuset de toutes les propagandes et Emi leur chantre ! Heureusement, il y a aussi des individus pour la défendre, parfois par des représentants de la société inattendus dans ce rôle, et surtout une Emi qui renvoie leurs rhétoriques dans les filets du bon sens et de la réalité.
La fin du film, elle, reste ouverte, Radu Jude nous proposant malicieusement trois fins possibles.
La question la plus brûlante concernant la suite de la vie publique de ce film est sa distribution et sa diffusion : va-t-il pouvoir être vu sur le continent nord-américain ? Sous quelles conditions dans le reste du monde ? Radu Jude se défend de toute provocation avec cette scène préliminaire :
Je ne pense pas avoir fait de provocation, la scène de sexe n’a rien d’extrême, c’est une scène de sexe banale, dans le genre de ce que l’on peut trouver en 2 seconde sur Internet ; la vidéo en elle-même n’est pas spéciale. Mon intention est d’investiguer la réalité et trouver une structure mais pas de faire une provocation !
Sa productrice Ada Solomon tempère cependant :
Avec un titre pareil, on peut éveiller la curiosité du public roumain qui n’a pas idée de ce qu’est le cinéma art et essai et si ce titre provocateur peut aider, alors oui, commercialement, cela a un sens. Cependant, la question de la vente du film à l’étranger est épineuse. Nous discutons avec Radu pour voir s’il est possible pour lui de créer une version censurée qui correspondrait quand même à sa version et conception artistiques.
Elle poursuit :
La violence est acceptée et pas la nudité ! Je me demande pourquoi? Personnellement, la violence me touche émotionnellement plus que la nudité. Il faut reconsidérer les choses dans leur complexité et discuter par exemple comment un algorithme peut décider en une milli seconde que quelque chose ne peut pas être montré sur un canal à cause d’un peu de nudité.
Réflexion qui fait écho à celle de l’actrice principale du film, Katia Pascariu :
La question de base est qui contrôle la sexualité ? On le voit très bien dans le film, on en revient en Roumanie comme partout ailleurs sur cette question: qui contrôle le sexe, qui contrôle l’éducation sexuelle, qui a le droit d’en parler ou pas ? Le sexe est politique, surtout le corps des femmes et les discours à ce sujet. La pornographie ne me dérange pas tant quand les personnes consentent à la chose. En revanche, l’agressivité des gens, c’est cela qui me fait peur, mais des causes de cette agressivité ambiante, personne n’en parle !
De Radu Jude ; avec Katia Pascariu, Claudia Ieremia, Olimpia Mălai, Nicodim Ungureanu, Alexandru Potocean, Andi Vasluianu ; Roumanie, Luxembourg, Croatie, République Tchèque; 2021; 106 minutes.
Malik Berkati
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