Berlinale 2022 – Forum : Mis dos voces (My Two Voices) de Lina Rodriguez ; l’expérience au féminin de la migration
Tourné en super 16 mm, Mis dos voces a le grain poétique de la réalité sublimée. Lina Rodriguez, originaire de Colombie et basée à Toronto, donne une voix au féminin à l’émigration d’Amérique latine vers celle du nord. Ana Garay Kostic, Claudia Montoya et Marinela Piedrahita, originaires de Colombie et du Mexique, installées au Canada, racontent à la cinéaste leur parcours migratoire, ce qui les a poussées sur ce chemin et ce qu’elles y ont trouvé, dans la difficulté comme dans les satisfactions.
La structure du film surprend au début, les images se concentrent sur des détails, l’environnement banal du quotidien, des fragments de corps alors que les voix off d’Ana, Claudia et Marinela, sur un ton doux et tranquille nous raconte leur périple qui lui n’a rien de doux et tranquille. La discrépance sonore et visuel avec le contenu narratif est fascinante, confine à l’hypnotisme. On se laisse happer par le récit précis, cortiqué, autoréflexif à trois voix puis, au moment où, dans les dernières scènes, la cinéaste élargit le cadre, laissant apparaître les protagonistes à l’écran, on a l’impression de déjà connaître leurs sourires, leurs regards, leurs enfants, de faire un peu partie de la famille éloignée.
L’approche de Lina Rodriguez, d’une grande intelligence dans le montage sonore et visuel, insuffle de la tension, du suspense dans le narratif, on s’accroche au flux dramatiques, aux sauts temporel et, lorsque l’une d’elle parle de son expérience dans la ville de Pablo Escobar, on se surprend à frissonner, non pas du drame qui se jouait mais du ton assez neutre et distancié sur lequel elle raconte ces événements.
La vie au Canada n’est pas simple non plus, que l’on entre légalement ou illégalement dans le pays. Il y a le problème de la langue qui revient. Apprendre l’anglais n’est pas chose aisée. Mais repenser le monde et sa vie dans cette seconde langue, l’est encore moins. Remplir des papiers, avoir constamment peur de ne pas faire juste, de l’erreur qui pourrait tout compromettre, être dépendant d’autres personnes ainsi que du système économique qui régit la migration : il n’y a rien de gratuit, remplir le moindre formulaire coûte quelque chose, de l’argent et de l’énergie. Il faut toujours être sur le qui-vive, établir des stratégies de survie puis, une fois le cap de l’établissement légal passé, en mettre d’autres en place pour pouvoir évoluer dans ce nouvel univers. Et il y a aussi la lumière qui manque, l’ennui qui guette dans cette vie qui doit faire profil bas en comparaison de celle, intense, du pays d’origine.
La question du langage revient à de nombreuses reprises. À côté de la difficulté d’apprendre une nouvelle langue, il y cette réflexion sur la transmission : bien sûr les enfants parlent la langue du pays, mais quid de la langue maternelle ? Outre l’opportunité prosaïque qu’apporte une seconde langue dans le milieu professionnel, il y a surtout l’aspect qui touche à l’affect, à la façon de voir le monde en espagnol qui apporte d’autres nuances à celui appréhendé par la langue anglaise.
L’une d’entre elle expose son expérience vis-à-vis de la langue :
« Au début, quand je parlais en anglais, je n’étais pas assurée, je parlais sur une autre tonalité. Maintenant, je peux parler normalement, avec ma propre voix. »
Un film remarquable sur trois femmes au double voyage : celui physique de l’exode et celui intérieur qui consiste à nouer et réconcilier les fils des identités écartelées entre le pays des racines et celui de la nouvelle terre adoptée.
De Lina Rodriguez; avec Ana (Garay) Kostic, Marinela Piedrahita, Claudia Montoya; Canada ; 2022 ; 68 minutes.
Malik Berkati, Berlin
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