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Berlinale 2023 – Forum : Rencontre avec Vlad Petri pour son stupéfiant essai documentaire, Între revoluții (Between Revolutions) qui a remporté le Prix FIPRESCI

Nous sommes dans les années septante, en Roumanie. Zahra, une étudiante iranienne à l’Université de Bucarest, rencontre Maria, étudiante comme elle, en médecine. Elles développent une profonde amitié qui se fait rattraper par les événements politiques : la révolution iranienne contre le Shah éclate en 1979, Zahra rentre en Iran pour vivre ces événements avec sa famille, nourrie par les espoirs de changements qui assez rapidement vont être déçus. Zahra reste en Iran et correspond avec Maria pendant la décennie qui suit et amène Maria à elle aussi une révolution : la chute du régime Ceausescu. Ces échanges épistolaires portent sur les manifestations en Iran, les évolutions globales dans les deux pays, la condition des femmes en général, la leur en particulier, en lutte contre le conformisme et les attentes de la société. Car, finalement, ce n’est pas tant sur la société iranienne que l’on découvre le plus de choses à cet égard, mais plutôt en Roumanie qui, malgré son statut de pays communiste éclairé concernant l’émancipation des femmes, s’avère être très conservatrice, exigeant le mariage et la procréation.

— Între revoluții (Between Revolutions) de Vlad Petri
© Activ Docs

Vlad Petry réalise ici une œuvre magnifique, alliant politique et poésie, un essai documentaire qui brouille avec virtuosité les lignes entre réalité et fiction. L’histoire contée à travers des images d’archives en parfaite adéquation avec la narration écrite – ciselée serait-on tenté de dire – par l’écrivaine roumaine, Lavinia Braniște, entre en écho aux soubresauts du monde qui se répercute sur l’évolution personnelle. Cette approche touche en profondeur le spectateur, la spectatrice, sans pour autant jouer sur le mélodrame. Au contraire, Between Revolutions avale le regard, capture l’ouïe, fascine par cette imbrication entre le collectif et l’intime qui renvoie, forcément, à un moment ou un autre, à nos propres expériences. Le réalisateur roumain livre une œuvre d’une grande sensibilité, un petit bijou qui ne dure que 68 minutes, au montage parfait, huilé comme une montre suisse.

Rencontre.

Between Revolutions est un film de montage, à double titre, puisqu’il est composé visuellement d’archives couplées à une narration sous forme épistolaire. À partir de quel élément avez-vous conçu le film, les images ou le texte ?

L’idée initiale était d’avoir cette correspondance épistolaire entre ces deux femmes qui commentent et luttent contre la propagande officielle. À partir de là, nous avons commencé à rechercher dans les archives. Petit à petit, les images ont commencé à correspondre au texte. C’était un double montage à effectuer, celui du texte et celui des images – changer le texte par rapport aux images et adapter le visuel par rapport au narratif. À un certain moment, nous avons réalisé qu’il y avait trop de texte, nous avons dû couper, ce qui a rendu un peu triste l’écrivaine Lavinia Braniște qui m’en a demandé la raison. Je lui ai répondu que pour les visuels, cela avait été la même chose au montage : on avait de fantastiques images qu’on voulait garder, mais on a aussi dû les supprimer, car dans un film tel que celui-ci, on a besoin d’espace, de musique, de fluidité. Un mois avant la Berlinale, on était encore en train d’enlever un mot par-ci, une image par-là.

Pour trouver la dynamique juste…

Oui, la bonne tonalité également. Il fallait aussi trouver un équilibre, y mettre des informations, mais pas trop, trouver la bonne image dans laquelle on trouve les bons éléments qui se marient avec les sons.

— Vlad Petri
Image courtoisie Berlinale

Quels sont les principaux défis quand on travaille avec des archives ? Avez-vous été épaulé par des experts ?

On a travaillé avec un spécialiste allemand, Stephen Meier, qui nous a trouvé des archives occidentales sur l’Iran, des étrangers qui avaient filmé les événements de 1979. Mais nous ne voulions pas baser le film sur une perspective occidentale de l’Iran, pour ne pas avoir un regard colonial sur l’Iran ; en tant que Roumain, ce qui m’intéressait était de voir comment les Iraniens se voyaient eux-mêmes, c’est pourquoi nous avons également travaillé avec notre coproducteur iranien pour trouver des images dont certaines, de particuliers, inédites à côté d’images de la télévision d’État.

Pour le côté roumain, nous avions un historien, Mihai Burcea, qui nous a aidés à naviguer dans les archives de la Securitate (police politique secrète roumaine). Il y a trouvé des informations sur les étudiants étrangers, des lettres de cette période, des photographies. Au début, je recherchais beaucoup de matériel de propagande que j’avais trouvé dans les différentes archives nationales – du film, de l’université, de la Maison de la culture… dans le premier jet du film, il y en avait beaucoup ; j’ai réalisé que le film était trop lourd, et je me suis dit qu’il fallait y insérer des images plus intimes. À partir de là, on a construit le film sur un équilibre entre ces sources. Souvent, il est plus difficile de trouver des images personnelles, ce que je n’aurais pas pensé au début du projet. C’est comme une chasse aux trésors.

Et les gens doivent consentir à vous les donner…

Oui, c’est difficile, car c’est une partie de leur passé que vous allez remixer et mettre dans un autre contexte. Cela a été difficile, particulièrement pour l’Iran. Par exemple, nous avons ces images en 8 mm, quand le père de Zahra disparaît, l’homme que l’on voit pourrait être lui ou non…Cette image nous a été donnée par la femme de cet homme et elle a dit à notre coproducteur qu’elle voulait bien donner ces images, mais elle nous a demandé de ne pas les donner à des groupes d’opposition en Occident, car le gouvernement pourrait les voir; cela pourrait lui valoir des problèmes. Je ne m’attendais vraiment pas à ce que cela plus difficile de trouver des images personnelles que des images de propagande.

Y a-t-il des difficultés particulières à travailler avec ce matériel au montage ?

Oui, particulièrement avec les images de propagande, vous n’avez pas assez de rushes bruts. Les plans sont souvent coupés et montés dans une intention. Pour les employer au mieux, il faut parfois utiliser le ralenti, car on a besoin de 2 ou 3 images en plus dans la séquence et on ne les a pas. Ce n’est pas comme pour les films de fiction ou les documentaires, vous laissez tourner la caméra et choisissez ce dont vous avez besoin, avec les archives, c’est complètement différent, vous êtes tributaires de ce que vous avez sous la main.

Între revoluții (Between Revolutions) de Vlad Petri
© Activ Docs

Pour revenir aux archives personnelles, comment les avez-vous trouvées ?

Cela était très difficile en Iran, mais nous avions quelqu’un qui nous a aidés, c’est notre coproducteur, mais nous ne pouvons pas révéler son nom. J’étais un peu naïf, je me disais que cela serait facile – puisque cela fait partie de l’histoire du pays, pourquoi ils ne nous laisseraient pas utiliser les images. Mais le problème est que l’opposition en Occident a souvent utilisé des archives en les recontextualisant, ce qui déplaît fortement au régime bien entendu, la conséquence : les gens qui en possèdent ont peur d’avoir des problèmes. J’ai fait très attention aux images sélectionnées que nous avons reçues de cinéastes iraniens et de personnes privées. Je crois que nous avons réussi malgré tout à faire un bon travail : à la Première, pendant le festival, il y avait beaucoup d’Iranien∙nes qui m’ont dit que le regard que j’avais sur leur culture était très équilibré, que je n’imposais pas une perspective occidentale. J’avais un peu peur de leur réaction et je suis très heureux de la réception de notre travail.

Pour les archives officielles, cela prend du temps pour les sélectionner ?

Au début, nous regardions tout, on prenait des notes. Nous avions environ 150 heures de matériel ! Puis, nous avons reçu des images personnelles, ce qui ajoutait encore 80 heures ; nous n’avons pas regardé chaque minute de celles-ci, car au bout d’un moment, on apprend à regarder les images et savoir où l’on peut avancer plus rapidement. C’est un travail gigantesque mais magnifique à effectuer.

Le texte écrit par Lavinia Braniște s’appuie sur les archives de la police d’État roumaine, mais aussi sur deux poétesses, pouvez-vous nous dire quelques mots elles ?

Ce sont deux poétesses féministes. Nina Cassian a fui la Roumanie communiste et s’est installée aux États-Unis, à New York, où elle est décédée il y a quelques années. Elle a publié en Roumanie, mais ensuite également en anglais. Son œuvre est centrée sur les personnages féminins et sa propre vie. Forugh Farrokhzad est l’une des plus extraordinaires artistes de l’Iran contemporain, elle est morte très jeune dans un accident de voiture, à 32 ans. Elle était aussi cinéaste, elle a fait 2 courts métrages très remarqués ; elle parlait de manière sublime de la liberté des femmes, elle luttait contre le conservatisme de la société. Nous avons utilisé ces deux poétesses comme des personnages qui équilibrent le récit en y mettant de la poésie.

Il y a aussi l’élément musical des deux pays dans le film…

Oui, la musique donne un sens de l’espace, par exemple quand on coupe de la Roumanie sur l’Iran au début, on met une chanson de Marjan. Beaucoup de femmes ne pouvaient plus chanter après la révolution iranienne, je voulais donc que le public iranien puisse entendre sa voix, que ces archives amènent de la nostalgie, comme un empouvoirement, d’une certaine façon. Dans les archives roumaines, il y avait aussi de la musique, nous avons dû rechercher les droits en post-production, car les communistes, eux, ne s’étaient bien entendu pas occupés de demander des autorisations pour les utiliser. Mais nous y avons aussi ajouté des musiques pour donner un sens du temps, de l’espace.

Le film fait douloureusement écho aux événements contemporains, le plus évident étant les manifestations en Iran pour l’émancipation des femmes, mais aussi pour la partie européenne, les manifestations contre le régime en Bélarus il y a 2 ans, exemple. Pensiez-vous dès le début du projet que votre film aurait cet aspect intemporel et universel ?

Non, au début, je pensais vraiment que cela serait spécifique. Plus on avançait dans le projet, plus on discutait dans l’équipe à ouvrir cet arc narratif vers une histoire universelle, car partout il y a des luttes. Et puis il y a aussi le côté sentimental du film, qui participe aussi d’une révolution universaliste.

Între revoluții (Between Revolutions) de Vlad Petri
© Activ Docs

Il y a aussi cette phrase dans une lettre de Maria à Zahra : « Je sais, grâce à toi, que les victoires peuvent être confisquées ». Cette phrase aussi est valable partout, tout le temps…

Oui ! Quand il y a la révolution en Roumanie, 10 ans après celle en Iran, Maria est plus intelligente que beaucoup d’autres personnes en Roumanie grâce à son amitié avec Zahra. Par elle, elle sait que les espoirs de la révolution iranienne étaient énormes, dans toutes les classes sociales, les hommes, les femmes, les conservateurs comme les gens de gauche, tout le monde voulait quelque chose de nouveau, car le régime du Shah était brutal, mais petit à petit, tout s’écroule, les femmes perdent leurs droits, les opposants disparaissent… Nous avons commencé le projet en 2020 et il est tellement actuel, avec la mort de Mahsa Amini, les manifestations et les actes de protestation qui ont suivi. J’ai montré le film à un ami iranien qui m’a dit que les images datent de 1979, mais qu’elles ressemblent à celles d’aujourd’hui. Cela montre la puissance des archives : ce sont comme de petites créatures que l’on regarde différentes manières selon les périodes. Elles transforment les points de vue.

Les voix off sont très importantes dans la perception sonore de ce récit. Pouvez-vous concevoir que votre film soit doublé, ou est-il important qu’il reste sous-titré, autrement dit, considérez-vous que le choix que vous avez fait de ces voix fait partie intégrante de l’œuvre ?

Du point de vue du producteur et du distributeur, tout est possible, mais de mon point de vue de réalisateur, non. J’ai tellement cherché ces voix, j’ai participé à leur enregistrement, j’étais attentif à chaque mot. Nous avons fait de nombreuses prises, comme pour un film de fiction, il fallait garder l’équilibre des émotions, c’était un travail très difficile. Nous avons beaucoup discuté avec l’ingénieur du son : au début, nous avions les voix sur les images, c’était très mauvais ! Nous sommes parvenus à la solution d’intégrer les voix dans les archives. Les ingénieurs ont mis des sons, des effets, des égalisateurs, pour qu’on ait vraiment l’impression que les voix proviennent des images. Ce film est comme la construction d’un immeuble, vous avez une première couche, puis on en rajoute une autre et ainsi de suite. Pour répondre à votre question, oui pour moi, cela serait vraiment difficile de regarder le film avec d’autres voix.

Est-ce que ce sont des actrices qui donnent leur voix aux deux protagonistes ?

Une des voix est celle d’une actrice, l’autre ne l’est pas. La voix de Maria est celle d’une de mes amies, Victoria Stoiciu, dont j’aime beaucoup le timbre, celle de Zahra est celle d’une actrice, Ilinca Hărnuț. Comme c’est une professionnelle, elle est capable de contrôler le jeu des intonations et des inflexions, mais parfois, c’est aussi bien de pouvoir travailler avec des non professionnel∙les qui n’ont pas tous les outils de contrôle et sont plus naturel∙les. Au début, Victoria ne contrôlait pas sa voix, mais après 4-5 heures, son timbre est devenu de plus en plus mature. Cela a surpris l’ingénieur du son qui a dit que c’était compliqué de mettre une voix qui change dans un film ; je lui ai dit qu’au contraire, cela fonctionnait parfaitement, car l’arc narratif s’étend sur 10 ans. En fait, c’était presque inespéré, parce qu’il n’y avait pas besoin d’utiliser des filtres qui rendent les choses moins naturelles.

Visuellement, les deux sociétés sont assez similaires dans les années septante. Vous attendiez-vous à cette proximité visuelle ?

Quand j’ai commencé, je n’avais pas de préconceptions, j’étais juste curieux. En revanche, j’avais un peu peur de ne pas trouver de femmes iraniennes dans la rue. C’est effectivement intéressant de voir à quel point les choses étaient similaires à cette époque, en Roumanie, en Iran, mais aussi en Turquie par exemple. Et là, la révolution arrive, donne de nouveaux espoirs, mais les choses partent dans une autre direction…

De Vlad Petri ; Roumanie, Croatie, Qatar, Iran ; 2023 ; 68 min.

Malik Berkati, Berlin

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Malik Berkati

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