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Berlinale 2024 – Panorama : Avec No Other Land, le collectif israélo-palestinien nous immerge dans l’enfer de la colonisation au quotidien. Rencontre

Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. Cet adage ne cesse de se confirmer à l’aune du conflit entre la Palestine et Israël. Basel Adra, Palestinien, et Yuval Abraham, Israélien, chroniquent au jour le jour la situation d’un village au sud de la Cisjordanie occupée, Masafer Yatta, composé de plusieurs hameaux et de grottes aménagées pour s’y abriter lorsque l’une ou l’autre des maisons est rasée par les Israéliens. Dans une région vallonnée, les Palestinien∙nes sont entouré∙es de colonies qui ne cessent de s’étendre et de grignoter la terre des habitant∙es d’origine. Aidée par la justice et l’armée – qui a décrété ces terres, à savoir les hameaux et les terres de pâturage, comme une place d’armes d’exercice –, cette entreprise de colonisation se décline sur tout le spectre de la méthode d’épuration ethnique d’un territoire. À commencer par les provocations quotidiennes des colons, l’intrusion hebdomadaire des bulldozers de l’armée qui détruisent les maisons, le mobilier, les abris pour les animaux, les points d’eau, et même l’école qui avait été inaugurée par Tony Blair en son temps ! Et puis, il y a les soldats qui parfois tuent un membre de cette communauté qui se trouve sur leur chemin, soldats armés jusqu’aux dents face à des gens qui n’ont que leur colère nue à leur opposer. Il y a ces intrusions nocturnes dans les maisons, pour arrêter arbitrairement un membre de la famille ou simplement réveiller tout le monde, saccager et faire peur aux enfants. Car enfants, femmes, personnes âgées, rien ne les arrête. Rien n’est d’ailleurs laissé au hasard dans ces raids, l’une des choses les plus pernicieuses étant dans le film la séquence où l’armée vient détruire l’école… pendant que les enfants y sont.

No Other Land de Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham, Rachel Szor
Image courtoisie Berlinale

À chaque jour ses souffrances, ses injustices, mais aussi cette force unique que possède le peuple palestinien pour résister, reconstruire et s’éduquer. Cette représentation brute de la réalité devrait ouvrir les yeux au plus grand nombre ; il ne s’agit pas ici d’une guerre classique à laquelle il est difficile de s’identifier. Il s’agit de situations dans lesquelles tout un chacun, n’importe où dans le monde, peut voir un miroir de sa vie : que ressentirait-on si quelqu’un venait tout à coup détruire sa maison, son village, dans lequel on vit depuis des générations ? Si on devait se réfugier et aménager une grotte pour se mettre à l’abri des intempéries ? Et si on envoyait un matin son enfant à l’école et qu’à midi des gens armés étaient venus la détruire ? Ou, en pleine nuit, dans un sommeil profond, le fracas d’une porte défoncée, des lumières violentes et des cris nous sortaient terrorisé∙es du lit, des armes pointées sur notre famille et nos enfants en pleurs-panique ? Ou que lors d’une manifestation, sur nos propres terres, on nous tirait dessus à balle réelle, que ce soit un soldat ou un colon ?

Et bien, cette réalité crue et nue, il y a des personnes qui ne veulent pas la voir. Lors de la Première du film, des spectateurs∙trices se sont invectivé∙es à l’issue de la projection. Mais ce qui a le plus offusqué un journal allemand, c’est que le co-réalisateur israélien emploie, dans le film ainsi qu’aux séances de questions/réponses et à la presse, le terme d’Apartheid. Pourtant, il est simplement démontré par les images que ce terme est adéquat : lorsque dans un territoire – en l’occurrence celui des Palestiniens de Cisjordanie occupée – toutes les routes du lieu peuvent être empruntées par tous les Israéliens qui ont des plaques minéralogiques jaunes et que les Palestiniens, aux plaques vertes, n’ont le droit d’emprunter que celles qui leur sont réservées, il y a de facto un système d’Apartheid territorial. Il n’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir…

La base de ce documentaire est constituée de prises de vue de Basel Adra, réalisées avec une petite caméra ou un simple téléphone, souvent en courant, car il filme au cœur de l’action, se mettant également en danger pour documenter cette lutte inégale entre le pot de fer et le pot de terre. Il n’hésite pas à confronter les soldats avec leurs actions, à pointer leur responsabilité. Yuval Abraham, quant à lui, est l’alter ego privilégié de Basel : ils ont sensiblement le même âge, mais pas la même vie. L’un va et vient comme il l’entend sur le territoire, l’autre est totalement restreint dans ses mouvements. L’un est soumis au droit civil, l’autre au droit militaire. Yuval et les deux autres membres du collectif filment les situations familiales, les conversations entre les deux jeunes hommes, les altercations à distance, toutes ces failles dans la normalité qui forment cette guerre silencieuse, invisible ou plutôt invisibilisée, qui oppresse un peuple. Ces images donnent matière à l’arbitraire, à l’injustice qui deviennent palpables. Le but de ces opérations de harcèlements quotidiens : que les gens quittent ces terres rendues invivables pour eux, afin de se les accaparer, et faire grossir la cohorte de celles et ceux qui rejoignent les villes, asphyxiées physiquement et économiquement, et en faire de grands ghettos coupés du reste des terres de ce peuple et de sa base économique que sont l’agriculture, l’élevage et l’arboriculture. Accessoirement, ils deviennent ainsi de la main-d’œuvre bon marché pour le secteur du BTP en Israël. La boucle du cynisme est bouclée : les Palestiniens construisent pour ceux qui les ont détruits.

Rencontre avec Basel Adra, juriste, journaliste et cinéaste palestinien originaire de Masafer Yatta – il est militant et documentariste depuis l’âge de 15 ans, luttant contre l’expulsion massive de sa communauté par l’État et les colons israéliens, et Yuval Abraham, cinéaste et journaliste d’investigation israélien originaire de Jérusalem.

— Yuval Abraham – No Other Land
Image courtoisie Berlinale

Suite à la première de votre film, une polémique a éclaté : vous avez publiquement appelé la Berlinale à prendre position sur la situation. D’un autre côté, on vous a reproché d’utiliser le terme Apartheid dans le film et dans vos déclarations…

Yuval Abraham : Nous estimons que la Berlinale doit prendre position et appeler à un cessez-le-feu à Gaza. Les responsables du festival ont toujours été très explicites concernant l’Ukraine, et nous pensons qu’après 135 jours, l’ensemble de la bande de Gaza est détruit. 700 écoles ont été rasées, 70 % des habitations ont été détruites, et 2 millions de personnes sont devenues des réfugiés, vivant sous des tentes. Il est temps d’appeler à un cessez-le-feu et de rechercher une solution politique. Nous comprenons que le terme Apartheid en Allemagne soit un concept très sensible. Cependant, nous nous tenons devant vous, regardez notre réalité : je suis un homme israélien vivant sous un régime civil, et à côté de moi, vous avez Basel qui vit sous un régime militaire. Je peux me déplacer librement, arborant des plaques d’immatriculation jaunes, tandis que Basel est confiné dans la Cisjordanie occupée, avec des plaques minéralogiques vertes. Pourtant, tous les aspects de nos vies, des papiers d’identité aux possibilités de voyage et de construction, reposent sur cette même inégalité.
Quand vous avez un État avec deux systèmes légaux différents, pour moi, c’est de l’Apartheid. J’ai le droit de voter, Basel non, même si la loi nous oblige tous les deux, mais de manière différente. Si cela n’est pas de l’Apartheid…
Il y a eu un article dans un journal allemand qui, à mon avis, relève de la propagande. Vous regardez un film de 95 minutes, très complexe émotionnellement, et vous rédigez un article de deux lignes qui se concentre uniquement sur cet aspect, sans aborder le cœur du sujet.

Il y a le mouvement Strike Germany et trois cinéastes ont retiré leur films de la Berlinale, quelle est votre position sur le sujet, avez-vous envisagé vous aussi de retirer votre film ?

Basel Adra : Nous avons décidé de venir et de présenter ce film parce que nous croyons que le public international, et surtout les Allemands, doivent réellement voir ce qui se passe chez nous : cette occupation brutale et ce projet de vol de nos terres. Il y a aussi cet aspect de l’occupation qui implique de tuer des journalistes, comme on peut le voir à Gaza, de les arrêter, de venir dans ma maison, de voler mon matériel. Tout cela vise à dissimuler la réalité, à empêcher le monde de voir cette occupation, la manière dont ils détruisent nos maisons et volent nos terres. Les seuls moyens dont nous disposons pour montrer au monde cette réalité sont nos caméras et nos téléphones. Ainsi, venir ici et atteindre une audience aussi large est très important. Nous filmons constamment notre quotidien face à l’occupation israélienne, soutenue par le gouvernement allemand et d’autres gouvernements occidentaux.
Nous critiquons le fait que la Berlinale ne prenne pas officiellement position pour un cessez-le-feu, mais en même temps, nous voulons que nos images soient vues afin que les citoyens d’ici comprennent notre souffrance.

C’est presque un miracle que ce film ait pu être fait…

Yuval Abraham : Oui, c’est un miracle quand on pense que je peux me déplacer librement alors que Basel ne le peut pas. C’est pourquoi nous avons dû nous limiter au village de Masafer Yatta et à la grotte. Les soldats ont pénétré deux fois dans la maison de Basel et ont confisqué son matériel. On voit l’un de ces raids dans le film, et vous êtes immergés dans la réalité de Basel : à n’importe quel moment, quelqu’un peut venir du poste militaire et vous tirer dessus, comme on le voit avec le cousin de Basel lorsque le bulldozer vient détruire sa maison. Ce qui est vertigineux, c’est que nous montions un film qui se déroulait sous nos yeux en permanence. C’était très stressant.
Il y a aussi ces interactions entre moi et Basel, avec cette inégalité où je mène une vie normale, tandis que Basel ne l’a pas. Personne ne viendra chez moi faire un raid avec des armes, tout saccager et me prendre mes ordinateurs, mon matériel. Non, car nous vivons sous deux régimes légaux différents.

Yuval Abraham, pourquoi avez-vous décidé un jour d’apprendre l’arabe ?

Mes racines sont libyennes et yéménites. Historiquement, ma famille est une famille juive-arabe. Mon grand-père parlait couramment l’arabe ; il a grandi à Jérusalem dans les années 30, avant la Nakba, lorsque les Palestinien∙nes ont été expulsé∙es. Quand j’ai commencé à apprendre l’arabe et à rencontrer des Palestinien∙nes, cela m’a ouvert les yeux sur ce que nous étions en train de faire, sur cette occupation brutale, et sur la responsabilité que j’avais puisque cela se faisait en mon nom. Cela a changé ma vie, c’est un peu comme si vous grandissiez avec un œil fermé et tout à coup, vous avez les deux yeux ouverts sur l’environnement dans lequel vous vivez. Je pense qu’apprendre l’arabe a été la décision la plus importante que j’ai prise dans ma vie.

Cette idée de coexistence pacifique semble avoir fait long feu. Quelle est votre position là-dessus ?

Basel Adra : Nous n’abordons pas du tout cette position dans le film. Il ne s’agit pas de coexistence, mais de montrer l’occupation. La quantité de violence que vous voyez dans le film n’est qu’une infime partie de la violence que nous subissons dans notre vie quotidienne. Il ne peut y avoir de solution politique que si, en Occident, les gouvernements réalisent que cela ne peut pas continuer. Pour faire pression sur le gouvernement israélien, il faut cesser de le soutenir, lui et les colons. Il faut lui imposer des sanctions en raison de la colonisation.
Les solutions ne résident pas dans de grands discours ni dans les fausses négociations des 25 dernières années qui n’ont abouti à rien et n’aboutiront jamais à rien. Car il y a un côté qui détient tout le pouvoir, politique et militaire, soutenu par l’Occident, ce qui leur permet de nous contrôler. Alors pourquoi chercheraient-ils une solution politique ?

Yuval Abraham : Si vous regardez la carte qu’Israël est en train de dessiner, le village de Basel n’y figure pas, ils l’ont effacé. Non seulement ils l’effacent physiquement, mais aussi de la carte. Vous utilisez le terme coexistence, mais comment pourrait-il y avoir de la coexistence si une partie n’existe plus, si elle est effacée, détruite ? Ce n’est pas possible. Nous voulons changer cette inégalité, mettre fin à cette occupation, afin qu’un jour nous puissions avoir cette coexistence. Mais tant qu’il y a l’occupation et l’Apartheid, c’est impossible. C’est pour ce jour que nous nous battons.

— Basel Adra – No Other Land
Image courtoisie Berlinale

Quelle sont les  conséquences pour vous deux de faire ce film et le montrer…

Basel Adra : Je ne sais pas. Du côté de l’occupé, on peut s’attendre à ce que les choses empirent à tout moment. Pour nous, les Palestinien∙nes, quoi que nous fassions, nous payons un prix plus cher que les Israélien∙nes pour ce qu’ils et elles font. Nous n’avons pas la liberté d’expression ; si vous êtes un activiste, vous pouvez être envoyé en détention administrative – beaucoup de journalistes palestiniens s’y trouvent. Ce sont des détentions sans aucune charge, sans mise en accusation ni passage devant une cour de justice. Il n’y a que les Palestinien∙nes qui se trouvent en détention administrative. Mais pour nous, les journalistes, nous avons la responsabilité de montrer ce qu’il se passe, même s’il y a un prix à payer pour cela.

Yuval Abraham : Je me sens relativement en sécurité. Je ne ressens pas de menace physique, mais il y a une pression sociale. On me traite de traître, des personnes ne me parlent plus, mais ce n’est rien comparé à ce que Basel subit. Je ne sais pas comment je réagirais si j’étais dans ses bottes. Des militaires devant moi dont je ne parle pas la langue qui me battent, des colons qui viennent et me torturent, je ne sais pas si je serais un activiste et aurais le courage de continuer. Le risque que j’encours est moindre, c’est pourquoi je pense que plus d’Israélien∙nes devraient s’exprimer, car nous ne payons pas un prix aussi cher pour cette opposition.

Quelle est la situation du village depuis octobre 2023 ?

Basel Adra : Cela a énormément empiré. Tous les colons qui nous entourent portent à présent des uniformes et sont devenus des soldats avec des armes de guerre, cherchant à imposer la loi martiale sur nos vies. Ils ont détruit tellement de maisons que beaucoup de familles ont quitté la région. En plus des maisons, on leur a interdit l’accès à leurs champs, à leurs oliviers, et d’aller pâturer avec leurs moutons. Les soldats colons ont détruit de nombreuses installations collectives, comme les points d’irrigation, détournant l’eau pour leurs propres fermes et besoins, et ont encore pris plus de terres.

Vous avez arrêté de filmer en octobre : pensiez-vous avoir assez de matériel ou craigniez-vous que cela puisse devenir trop dangereux ?

Basel Adra : Nous étions prêts à finir le film à ce moment-là. Mais il est vrai que la situation est devenue extrêmement dangereuse. Je ne sors plus filmer ; l’un de mes cousins a été abattu, non pas sur les collines, mais en plein village, à côté de la mosquée où il ne faisait que jouer. Je ne filme plus les démolitions comme je le faisais avant, ni le fait que les colons tirent sur les bergers ou les voitures qui passent.

Yuval Abraham : Ces villages existent toujours, même si les gens désertent, certaines familles résistent. La question, quand on fait un documentaire sur quelque chose qui est en cours, est de savoir quand s’arrêter même si les choses ne sont pas finies. Il faut faire un choix, car vous voulez que les gens voient le film et pas quand Israël a déjà tout détruit. Je ne sais pas si nous arrivons trop tard, mais nous espérons que les gens qui voient ce film dans le monde feront pression pour sauver le village de Masafer Yatta.

En parlant d’espoir, y en a-t-il encore ?

Yuval Abraham : L’espoir ne doit pas être un simple sentiment. On ne peut créer de l’espoir pour nous qu’en agissant, en prenant position. Il est essentiel que les gens qui voient ce film se sentent concernés et nous soutiennent. La situation empire de jour en jour. Regardez Gaza en ce moment, complètement détruite, des millions de personnes déplacées, la Cisjordanie occupée avec des colonies qui deviennent de plus en plus grandes, des villages entiers effacés, les villageois déplacés, il y a de la violence partout. Où en serons-nous dans 10, 20 ans, pour nos enfants, la prochaine génération ? Est-ce que ce sera encore un endroit vivable ? Comment cela peut-il continuer sans solution politique ? Cela doit s’arrêter. Les gens ne se rendent pas compte à quel point la situation actuelle est dangereuse, ils doivent se réveiller et agir. C’est de là que pourra naître l’espoir, mais à ce jour, il n’y a pas d’espoir.

Si Basel et moi ne pouvons pas être égaux, il n’y aura pas de paix, pas de sécurité et pas de liberté. Nous devons tous les deux être libres.

De Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham, Rachel Szor; Palestine, Norvège; 2024 ; 95 minutes.

Malik Berkati, Berlin

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Malik Berkati

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