L’Histoire de Souleymane de Boris Lojkine – Quarante-huit heures dans la vie d’un homme. Rencontre
Dix ans après son film Hope, qui racontait le périple d’un couple de migrant·es en route vers l’Europe, Boris Lojkine revient avec une nouvelle histoire migratoire, cette fois centrée sur l’arrivée à destination, au moment de déposer une demande d’asile.
Souleymane (Abou Sangaré) n’a plus que deux jours avant son entretien à l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), qui décidera du sort de sa demande. En attendant, il parcourt Paris à vélo pour livrer des repas, tout en répétant inlassablement l’histoire fabriquée pour lui par son compatriote guinéen Barry (Alpha Oumar Sow). En effet, la pauvreté et le manque de perspectives ne sont pas des motifs recevables pour obtenir l’asile. Comme beaucoup d’autres, Souleymane doit se présenter comme un opposant politique de l’UFDG (Union des forces démocratiques de Guinée) ayant été emprisonné et torturé. Mais il peine à mémoriser son récit et, surtout, à rendre cette histoire crédible. Au fil de ses livraisons, slalomant dans le trafic parisien, il récite et récite encore ses lignes, devenant de plus en plus fébrile à l’approche de l’entretien décisif.
Parallèlement, il gère ses longues journées chaotiques dans le trafic parisien et les aléas de son travail de forçat de la livraison. Comme beaucoup de livreurs, il a loué l’accès à l’application à un autre Guinéen, détenteur de papiers de résident légal. Il doit constamment composer avec l’omniprésence de l’application, qui peut à tout moment exiger une authentification par selfie, avec certain·es restaurateur·trices et client·es infectes, les accidents éventuels, et les retards imprévus, tout en essayant de garder à la fois son calme et sa dignité.
Souleymane gère aussi ses nuits dans des hébergements d’urgence, pour lesquels il doit réserver une place à l’avance, ainsi que le bus qui le ramènera du centre de Paris à la périphérie, où se trouve le centre d’accueil. À peine quelques heures de sommeil lui sont permises avant qu’une alerte de son téléphone ne le réveille pour appeler le 115 (numéro d’urgence sociale) et réserver la nuit suivante. À cela s’ajoutent les soucis venus de son pays : la santé de sa mère, les appels de sa bien-aimée restée à Conakry, ainsi que les sollicitations pour envoyer du crédit téléphonique à la famille. Il s’avère d’ailleurs que le téléphone est l’outil central qui gère tous les aspects de la vie des sans-papiers.
Avec L’Histoire de Souleymane, Boris Lojkine nous plonge dans un thriller psychologique, rythmé par des mouvements urbains frénétiques, que l’on suit de très près grâce à la caméra de Tristan Galand (notamment directeur de la photographie pour les Frères Dardenne). La caméra semble coller à la roue du personnage, qui enchaîne les livraisons afin de pouvoir acheter les documents nécessaires pour crédibiliser son histoire. Mais le film met également en lumière les tourments intérieurs de Souleymane, qui subit une immense pression dans sa quête d’un avenir possible.
Dans sa course contre la montre et face à l’adversité, Souleymane rencontre de nombreuses personnes qui permettent aux spectateur·trices d’entrevoir le monde des invisibles — ou, pour être plus précis, de celles et ceux que nous ne voulons pas voir. Ce monde est peuplé d’individus qui profitent de leur vulnérabilité, y compris les client·es et les restaurateur·trices dont ils dépendent. Cependant, il existe aussi de petits instants de solidarité ou de répit autour d’un thé ou d’une pâtisserie offerte. Une scène à la fois absurde et pourtant réelle se déroule lorsque des policiers se font livrer leur repas dans un car de police… suspense garanti, tout comme dans la scène finale, où Souleymane se présente enfin devant l’agente de l’OFPRA !
Boris Lojkine a l’élégance de nous épargner les discours moralisateurs et de nous présenter, de manière simple et efficace, une écriture scénaristique et une mise en scène cohérentes et fluides. Les acteur·trices, non professionnel·les (à l’exception de Nina Meurisse), dégagent un naturel et une authenticité remarquables. Cette fiction relate la réalité de nos rues européennes tout en confrontant le public à la question de l’économie numérique capitalistique, nouvelle source d’exploitation et de précarité.
Ce thriller social a remporté deux prix au Festival de Cannes 2024 où il fait sa Première : le Prix du Jury Un Certain Regard et le Prix du meilleur acteur Un Certain Regard pour Abou Sangaré.
Rencontre au Festival du Film de Zurich (ZFF) avec le réalisateur qui a présenté son film dans la section Hashtag #BigCityLife :
Les deux jours où l’on suit la vie de Souleyman sont un concentré de tous les malheurs que vivent les migrants en situation précaire, avec toute la tension de devoir vivre en étant visible tout en cherchant à se rendre invisible. Il y a aussi les tensions vis-à-vis de ceux restés au pays et le poids existentiel de l’entretien avec les agents de l’OFPRA. C’était un défi scénaristique de ne pas surcharger le récit, et vous réussissez parfaitement à le rendre fluide…
L’écriture du scénario se fait en trois temps, mais il y a une phase plus longue que les autres. Le premier temps, c’est celui des recherches. Je suis sorti dans la rue, j’ai observé, discuté avec des livreurs. Au départ, je ne savais même pas que j’allais faire un film sur l’asile. Je voulais raconter quelque chose sur et avec les livreurs. J’ai passé un mois et demi à les rencontrer, à m’asseoir avec eux, à discuter. Beaucoup n’ont pas voulu me parler, mais ceux qui ont accepté m’ont raconté beaucoup de choses.
Cela a constitué une matière documentaire précieuse, à partir de laquelle, avec Delphine Agut, on a commencé à travailler le scénario. Cette matière est essentielle, car dans le scénario, je n’invente rien. C’est ce qui fait que les scènes sonnent justes, qu’il n’y a rien de forcé. Tout vient de ce qu’on m’a raconté, même la scène avec les policiers. Ensuite, vient la deuxième phase, la plus longue : qu’est-ce qu’on raconte avec ça ? C’est important pour moi de ne pas plaquer une histoire toute faite, comme « ok, je vais faire un thriller, je vais insérer tel ou tel élément ». J’aime bien laisser le scénario émerger de la matière documentaire. Cela s’est imposé à moi : l’histoire à raconter sur ces livreurs, c’était la question des papiers. C’est la chose à laquelle leur vie est suspendue. C’est plus dramatique que de se faire voler son vélo, ce qui est extrêmement embêtant mais ce n’est pas la fin du monde. Alors que les papier, ça, c’est dramatique !
C’est une question existentielle…
Oui, c’est littéralement une question de vie ou de mort. Plusieurs demandeurs d’asile m’ont dit que le jour de l’entretien peut changer toute leur vie. Donc, une fois qu’on a ça, on a le cœur du récit. Ensuite, sur le plan technique, le scénario suit deux lignes dramatiques : celle de l’asile et celle de la livraison. L’asile est l’objectif principal du personnage, tandis que la livraison apporte de l’action. S’il n’y a que celle de l’asile, on voit un gars dans sa chambre qui écrit un texte et qui répète toute la journée l’histoire qu’il va raconter à son entretien, ça ne fait pas un film ! Alors que la ligne de livraison, c’est passionnant, c’est du mouvement, cela permet d’introduire de nombreuses intrigues secondaires, avec des questions d’argent, de rapport de pouvoir dans ce petit monde des livreurs avec ceux qui louent leurs comptes ou avec l’application qui agit comme un Dieu au-dessus des individus. La grosse difficulté d’écriture est là: comment nouer ces deux lignes. Cela m’a pris à peu près deux ans.
La troisième phase d’écriture, qui n’est plus tout à fait du scénario, est la phase des répétitions, une fois le casting fait. Comme je travaille avec des acteurs·trices non-professionne·les, je travaille avec elles et eux sur une longue période, ici pendant deux mois. Les répétitions servent à ce qu’ils et elles prennent confiance, mais aussi à ajuster le scénario en fonction de leur manière de parler, de bouger, de se comporter les un·es avec les autres.
Vous changez alors le scénario pendant les répétitions ?
Cela ne change pas la dramaturgie ni l’histoire, mais on réécrit les scènes et les dialogues. Je ne pourrais pas écrire de manière crédible des Guinéens et des Ivoiriens qui se font des blagues tout seul dans ma chambre. Il faut chercher avec eux pour trouver la bonne manière de faire. C’est pareil pour la scène avec les policiers. Si je l’écrivais seul, cela ressemblerait à un mauvais téléfilm. Mais en collaborant avec des agents de sécurité de la RATP, proches dans leurs comportements et quotidiens à des policiers, ils apportent des détails authentiques que je n’aurais jamais pu inventer. Il y a donc tout un travail d’adaptation du scénario aux personnes qui l’incarnent, notamment pour Abou Sangaré qui a le rôle principal.
Tous les acteurs sont non-professionnel·les, même le restaurateur ou la femme qui refuse la livraison de Souleyman ?
Oui, le restaurateur, c’est moi ! Mais je suis un non-professionnel, et celle qui refuse la commande, c’est ma fille. J’aime bien me donner le mauvais rôle (rires). Cela me rappelle comment c’est compliqué d’être devant la caméra. Le matin où on a tourné, je me suis dit, « mais Boris, quelle mauvaise idée d’avoir pris ce rôle ! », j’étais si stressé. Et c’est bon pour un réalisateur de se rendre compte à quel point c’est dur d’être devant la caméra, surtout quand on travaille avec des gens qui n’en ont pas l’habitude, c’est très impressionnant. Pour la dernière scène, j’ai fait appel à une professionnelle, Nina Meurisse, qui jouait déjà dans mon précédent film. J’ai un peu hésité, cela me semblait un peu une infraction par rapport au projet global, mais j’avais besoin d’une alliée pour cette scène, car c’était un énorme défi émotionnel pour l’acteur principal. Son rôle n’était pas tant de jouer (même si elle excelle là-dedans) que d’apporter son calme et son professionnalisme à une séquence particulièrement intense. Nina a été bien plus qu’une simple partenaire de jeu pour Abou Sangaré : elle a créé une dynamique rassurante sur le plateau.
Notre casting sauvage a duré deux mois et demi, ce qui est un délai assez standard pour ce type de recherche. Nous avons débuté notre recherche en sillonnant les rues de Paris, à la recherche de livreurs guinéens…
Pourquoi vous avez choisi la Guinée-Conakry?
J’ai choisi la Guinée-Conakry pour une raison simple : la forte représentation de cette communauté dans le secteur de la livraison à Paris, avec celle des Ivoiriens. Historiquement, les communautés sénégalaise et malienne sont établies depuis longtemps en France, bénéficiant de réseaux plus solides. La Guinée a traversé une période politique très troublée, avec beaucoup de répression ; beaucoup ont obtenu l’asile à un moment donnée et beaucoup ont demandé l’asile après cette période. Donc le lien entre livraison et asile, c’est la communauté guinéenne.
Avec ma directrice de casting, Aline Dalbis, qui a réalisé des documentaires auparavant et a donc cette fibre qui lui permet de rechercher les bonnes personnes non-professionnelles, nous avons commencé par arpenter les rues de Paris. N’ayant pas trouvé notre bonheur, nous avons élargi notre recherche à d’autres villes. C’est ainsi que nous sommes arrivés à Amiens, où une association où une association a réuni vingt-cinq jeunes Guinéens. Parmi eux se trouvait Abou Sangaré.
C’est un ancien requérant d’asile?
Il n’a jamais été livreur ni demandeur d’asile, mais il est arrivé en France comme mineur isolé, à 16 ans. Il n’a pas grandit en France et cela est important, car la manière de parler, de se comporter, même la manière de se tenir physiquement est différente. Et il sait ce que cela signifie d’être confronté à l’administration pour demander des papiers dont dépend ta vie.
Et aujourd’hui, a-t-il des papiers ?
Il était sans papiers au moment du tournage et malheureusement, il l’est toujours aujourd’hui!
Justement, est-ce que vous n’aviez pas peur que pendant le tournage, les acteur·trices sans papiers puissent se faire arrêter et reçoivent une obligation de quitter le territoire ?
Effectivement, la question des risques encourus par les acteurs sans papiers pendant le tournage était une préoccupation majeure. Sangaré, ayant déposé une demande de régularisation, bénéficiait d’une certaine protection grâce à son récépissé. Pour les autres, nous étions conscients des risques, mais nous avons estimé que c’était le seul moyen de mener à bien ce projet de manière cohérente et honnête. Filmer des personnes sans papiers dans un documentaire est une pratique courante. Pourquoi, alors, exclure cette réalité d’une fiction, simplement parce que les acteur·tricess sont rémunéré·es ? Cela me paraît monstrueux ! Après mûre réflexion avec la production, nous avons décidé d’assumer ces risques.
Donc Sangaré n’a pas été régularisé?
Malheureusement, non. En mars 2024, il a reçu une réponse négative de la préfecture, ce qui m’a surpris au vu de la solidité de son dossier. Il sollicitait une régularisation par le travail, fort d’une promesse d’embauche en CDI dans un garage, un secteur pour lequel il était qualifié puisqu’il a fait des études de mécanicien en France. La tendance actuelle est au durcissement des politiques migratoires et de refuser le maximum de régularisations. Malgré le Prix d’interprétation à Cannes, cela n’a pas changé sa situation. Avec mon producteur, nous avons cherché des soutiens politiques. Finalement, fin août, la préfecture lui a envoyé un courriel et proposé de renouveler sa demande.
Il y a deux personnages méchants, la femme qui refuse la commande et le restaurateur, mais autrement les autres personnages sont assez nuancés, même les policiers et surtout l’agente de l’OFPRA…
D’une manière générale, il était important pour moi qu’il n’y ait pas de grands méchants dans le film.
Mais le restaurateur et la cliente sont de grands méchants, car avec de petits actes qu’ils vont aussitôt oublier, ils gâchent et pourrissent la vie de personnes socialement fragiles…
Mais pour moi, ce sont plutôt des connards, des gens désagréables comme on en rencontre tous les jours, mais ce ne sont pas des sociopathes. C’est comme les policiers, franchement, ils pourraient être pires. Il est important de ne pas caricaturer et durcir le trait. Et c’était d’autant plus important pour l’agente de protection l’OFPRA que joue Nina Meurisse, car pour moi elle est la représentante du spectateur dans l’écran. Cela fait partie du mécanisme émotionnel du film que le spectateur s’identifie à elle.
La représentation de l’OFPRA dans le film, avec l’entretien entre Souleyman et l’agente, est-elle réaliste ?
Oui, je me suis documenté sur ces entretiens en écoutant des Guinéens qui l’avaient passé, c’était ma base. Puis, l’OFPRA m’a donné la possibilité d’assister à plusieurs entretiens. J’ai même envoyé Nina Meurisse là-bas pour qu’elle observe comment cela se passe et comprenne les enjeux de ces échanges. Il était important pour moi de montrer que ces entretiens ne ressemblent pas aux interrogatoires de police que l’on voit souvent au cinéma. L’agent de l’OFPRA a un rôle neutre et son objectif est d’évaluer la crédibilité du récit. C’est une représentation réaliste, même si dans le film, l’agente pousse un peu plus Souleyman à dire la vérité que cela ne se fait généralement.
J’ai assisté à plusieurs entretiens, tous portant sur des récits politiques liés à l’UFDG, comme dans le film. Cela m’a permis de constater qu’il y a une grande diversité de profils parmi les agent·es de l’OFPRA, tout comme il y a des bons et des mauvais professeur·es. Certain·es sont très à l’écoute, tandis que d’autres semblent avoir déjà une opinion formée sur le demandeur à la lecture du dossier.
En regardant le documentaire de Depardon, Délits flagrants (1994, César du meilleur film documentaire 1995 ; n.d.a.), j’ai été frappé par la diversité des profils parmi les juges. Certains étaient excellent·es, d’autres moyen·nes, et certain·es même catastrophiques. Cela m’a fait réaliser que la justice, souvent perçue comme un concept abstrait, est en réalité incarnée par des individus, avec leurs qualités et leurs défauts.
C’est exactement ce que j’ai observé à l’OFPRA. J’ai rencontré des agentes très différentes : l’une était très courtoise et aimable – ce qui ne veut pas dire qu’à la fin elle accorde plus l’asile que sa collègue –, prenant le temps d’écouter chaque demandeur·euse, tandis qu’une autre semblait pressée et assez désagréable, écourtant les entretiens alors qu’en face d’elle se trouvait quelqu’un qui jouait sa vie.
Tout comme dans le documentaire de Depardon où l’on observe une grande diversité parmi les juges, les agent·es de l’OFPRA présentent également des profils variés. Ici, il s’agit majoritairement de jeunes femmes, recrutées à la sortie de leurs études. Ce travail est éprouvant, car ils sont confrontés quotidiennement à des récits de souffrance, de violence mais aussi de mensonges. La plupart quittent leur poste au bout de trois ans, épuisé·es par la charge émotionnelle. Je voulais donc créer un personnage d’agent de l’OFPRA qui soit nuancé, afin que le spectateur et la spectatrice puisse s’identifier à elle et se poser la question : « À sa place, qu’aurais-je fait ? ». Je voulais que chacun·e sorte de la salle avec cette question en tête.
Quelles ont été les principales difficultés rencontrées lors du tournage des scènes nocturnes et des séquences à vélo ?
Il faut distinguer les scènes dans la ville et celles dans l’hébergement d’urgence…
C’est un vrai hébergement d’urgence?
Non, nous avons reconstitué un hébergement d’urgence dans une ancienne poste. Au départ, nous souhaitions tourner dans un véritable hébergement, mais cela s’est avéré impossible en raison des contraintes liées aux tournages nocturnes et au dérangement que cela aurait causé. Là nous avions une grosse équipe de technicien·nes et quatre-vingt figurants. Et puis, il y avait des jours où nous n’étions que quatre ou cinq, ce qui est très peu pour un tournage de fiction. La plupart du temps, nous étions une douzaine, dont sept sur le plateau, ce qui reste limité. C’est avec ces équipes réduites que nous pouvons filmer dans la rue. L’idée est d’être le plus discret possible, de s’intégrer à la ville et d’éviter de bloquer les rues, sauf pour des raisons de sécurité comme lors de la scène d’accident. Je voulais que les rues soient animées, que les gens passent. J’ai donc choisi des lieux où il y avait beaucoup de mouvement, car cela donne vie au film et lui apporte une énergie urbaine.
Comment avez-vous filmé les scènes à vélo ?
Il n’y a pas d’autre moyen que d’être sur d’autres vélos. Nous avons utilisé un vélo-cargo équipé d’une caméra, un vélo-son que je conduisais avec mon ingénieur du son à l’arrière, et un troisième vélo pour sécuriser le tournage, notamment vis-à-vis des bus, car les pistes cyclables sont souvent proches des voies de bus et les bus n’apprécient pas qu’on empiète sur leur espace. Souvent, je ne suis pas satisfait de la façon dont on filme Paris : cela manque de vie. Pour capter cette vie, il faut se plonger au cœur de la ville, filmer en continu et se laisser porter par le flux.
Vous montrez toute une économie grise qui se nourrit de cette migration précaire, que ce soit au sein des communautés étrangères ou dans la société « régulière » capitaliste et ubérisée…
Absolument. La figure du livreur est au carrefour de la question de la migration et du capitalisme numérique. C’est une figure emblématique de notre époque, à la fois de la nouvelle économie et d’un nouveau mode d’exploitation. J’étais intéressé par cette intersection, car elle nous renvoie à des questions fondamentales sur notre société actuelle.
Il y a aussi d’autres secteurs touchés, comme les chantiers, y compris les chantiers publics…
Oui, il y a les chantiers, l’agriculture, et j’ai pu constater lors du tournage dans le Bordelais que les saisonniers travaillant dans les récoltes étaient de plus en plus souvent sans-papiers. C’est un phénomène qui touche également le bâtiment et la restauration depuis longtemps. Effectivement, de nombreux secteurs s’appuient sur cette main-d’œuvre.
Qu’apporte la fiction par rapport au documentaire dans un tel contexte ?
Il est essentiel de sortir les migrants du documentaire et du discours édifiant. Nous devons raconter de véritables histoires et créer de vrais personnages. C’est pourquoi il m’a semblé important de raconter l’histoire d’un menteur à l’asile plutôt que celle d’un « bon » demandeur d’asile, correspondant aux attentes, à savoir quelqu’un ayant fui la persécution. Cela peut sembler paradoxal, mais je considère que faire un film sur les migrant·es sans en faire un film politique, mais plutôt une histoire, est en soi un acte politique.
De Boris Lojkine; avec Abou Sangaré, Nina Meurisse, Alpha Oumar Sow, Emmanuel Yovanie, Younoussa Diallo, Ghislain Mahan, Mamadou Barry, Yaya Diallo, Keita Diallo; France; 2024; 93 minutes.
Malik Berkati, Zurich
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