Locarno 2019 : Fi Al-Thawra (During Revolution), de Maya Khoury, plonge les spectateurs au coeur de la révolution syrienne, vue et filmée par les Syriens, présenté en première mondiale dans la section concours international
Maya Khoury a travaillé pendant plusieurs années avec ses compagnons du collectif Abounaddara, de manière anonyme, afin de préserver leurs familles. Par le biais de son journal, accessible sur les ordinateurs et les téléphones portables de leurs compatriotes, le collectif a donné des informations de première main, filmée par le collectif ou par des Syriens avec leurs téléphones portables, afin d’informer les Syriens de la réalité du pays, une vision beaucoup plus véridique que celle que les médias occidentaux entretiennent.
Maya Khoury est née en Syrie, où elle a fait des études de littérature et travaillé comme assistante à la réalisation. En 2010, elle a cofondé le collectif Abounaddara, qui a participé à Documenta 14, et dont le film Of God and Dogs (2014) a remporté le Short Film Grand Jury Prize à Sundance.
La filmographie de Maya Khoury se confond avec celle du collectif Abounaddara, qui a produit plus de trois-cents courts métrages mis en ligne entre 2011 et 2017, ainsi qu’un long métrage produit en collaboration avec ARTE.
Deux collectifs ont produit ce film: Abounaddara etNoncitizen Collective; le film a bénificié du soutien de l’Institut suédois du film, Documenta 14, du Fonds arabe pour l’art et la culture, du Fonds européen pour la démocratie. Le film de Maya Khoury, Fi Al-Thawra (During Revolution), donne à voir du matériel documentaire, fictionnalisé uniquement par le montage réalisé par Maya Khoury.
Les précédentes vidéos d’Abounaddara présentées dans des festivals de films, des musées et des galeries, ont été primées. Mais les auteurs ont toujours gardé l’anonymat. Maya Khoury ose dévoiler son identité en assumant son film, Fi At-Thawra.
Le film de Maya Khoury offre une palette exhaustive et représentatives des multiples facettes de la société qui compose la réalité syrienne dans ce conflit larvé que les Occidentaux semblent ne pas vouloir terminer, comme nous l’avait déclaré au Festival de Locarno 2017 Carla Del Ponte lors de notre rencontre au Spazio Cinema avec la juge internationale.
Fi At-Thawra dévoile de manière immersive, dans une sorte d’observation participante comme l’affectionnait le sociologue Pierre Bourdieu, la Syrie de 2011 à 2017 : la première photo montre des écoliers en train de prononcer un serment de révolution dans une certaine insouciance joyeuse. Puis la caméra montre des personnes dans les rues, probablement à Homs, qui scandent des slogans et veulent voir le régime de Bachar renversé : « Retrouvons notre liberté ! Bachar El assad doit partir ! »
Pendant 144 minutes, Maya Khoury montre, par le biais de films faits à partir de téléphones mobiles et dans des conditions souvent difficiles, donc par le biais d’images parfois instables, secouées par les pas ou la fuite de la personne qui filme, l’impulsion généralisée de la révolution qui habite le peuple syrien.
Au fil des séquences, les scènes sont de plus en plus dures et violentes : un homme a reçu des éclats de bombes et est amené aux urgences le thorax ouvert; des scènes de nuit alors que des bombes au phosphore tombent mais qui n’enlèvent pas le sens de la solidarité de deux hommes qui courent vers une personne qui appelle à l’aide; une scène poignante alors que plusieurs hommes tentent de déplacer des blocs de pierre pour sortir des décombres un enfant qui pleure, une autre scène de maisons détruites que filme une personne qui passe une première fois devant ce qui devait être une porte d’entrée de laquelle on entend un enfant appeler de manière déchirante : « Papa, papa ! », puis repasse une seconde fois alors qu’un adulte porte une enfant, sans doute celle qui appelait en pleurs, dans ses bras.
Le film de Maya Khoury rappelle tristement que les premières victimes de cette guerre sont les civils. On sent de manière palpable que l’enthousiasme et l’optimisme des citoyens laissent place lentement au désespoir, à la tristesse, à la dépression à cause d’un évident sentiment d’abandon de la communauté internationale qui a oublié la Syrie comme le Yémen, la Libye, le Soudan et tant d’autres encore.
Pour les sceptiques qui douteraient que la situation syrienne est si dramatique, Maya Khoury filme le quotidien avec les tirs habituels, les maisons détruites par les bombardements, les personnes blessées ou tuées. Mais la réalisatrice rappelle aussi que, même dans une guerre sanglante, la vie continue avec des scènes de fêtes pour le Nouvel An, un mariage où le marié est porté sur les épaules d’un homme au milieu d’une foule en liesse qui chante, les réunions de travail lors desquelles des structures sont créées et des slogans discutés, où les mots sont savamment choisis afin d’élaborer les stratégies de communication et l’efficacité médiatique : « On parle de ‘victime’ par la population civile, de ‘tués’ pour les soldats. On évite de parler de ‘martyr ‘. »
On suit une journaliste activiste qui ose dénoncer, lors d’une manifestation de rue, que les islamistes ont pris le pouvoir sur la révolution, que le peuple veut des slogans religieux, pas un système laïque.
Lors d’une autre réunion à laquelle n’assistent que des hommes, les discussions sont houleuses au sujet des formulations : un groupe révolutionnaire à Alep assiste aux déclarations d’un membre du comité qui revendique la charia. Les membres des groupes militants et séculiers leur rétorquent aussitôt que la charia fait déjà partie de la constitution.
Filmé en plusieurs formats, le film a été réalisé avec des téléphones portables et des appareils photo numériques, parfois à partir d’un écran d’ordinateur – ce qui lui confère une valeur d’authenticité de première main, le film semble un passeur d’informations puissant et crucial pour les spectateurs occidentaux qui méconnaîtraient encore la réalité de la Syrie.
Dans cette masse colossale de matériel, les protagonistes émergent et disparaissent. Dans la dernière séquence, une femme parle à Maya par appel vidéo et lui dit, la voix tremblante, au bord des pleurs : « On a tout perdu : nos maisons, nos villes, nos vies, et même l’amour. Comment construire une relateion dans un tel contexte ? Et quand on a perdu l’amour, on ne peut plus croire en l’avenir de notre pays. »
Un film qui mériterait un Pardo d’Or sur la Piazza Grande !
Firouz E. Pillet, Locarno
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