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Locarno 2021 – Piazza Grande : Hinterland de Stefan Ruzowitzky, un thriller historique dans la Mitteleuropa des années 1920 – Ébouriffant !

Vienne, au sortir de la Grande Guerre. Un officier de l’Empire austro-hongrois, Peter Perg interprété de manière minérale par l’acteur autrichien Murathan Muslu, rentre chez lui avec quelques camarades après sept ans de captivité en Russie devenue Union soviétique. L’Autriche n’est plus ce qu’elle était : l’Empire s’est effondré et a fait place à une République. Les années 20 sont connues pour être les années folles, mais elles sont surtout le terreau de la déchéance humaine qui adviendra dans les années 30. L’émancipation sociale et artistique cache le chaos d’après-guerre qui règne, les pertes de repère, les changements de structures de pouvoirs, les déchirures soudaines et violentes du tissu et de l’ordre social paupérisent une frange considérable de la population et encouragent les mouvements anti-démocratiques. Ce choc historico-culturel, Peter Berg le prend en pleine face : il ne reconnaît plus sa ville, son pays et le mépris qu’il reçoit de toute part pour sa participation volontaire à la guerre. Sa femme et sa fille sont parties à la campagne, ne sachant pas s’il est encore vivant et, à son retour dans son appartement, il apprend par bribes ce qu’il s’est passé durant sa longue absence par la langue de vipère de sa concierge.

Hinterland de Stefan Ruzowitzky
Image courtoisie Locarno Film festival

Devenu étranger dans sa ville, il se fait rattraper par son ancienne vie lorsqu’un de ses camarades d’armée est assassiné. Les réflexes d’ancien inspecteur de police se réveillent immédiatement, ceci d’autant plus que les meurtres de vétérans se multiplient. Perg se met à la poursuite du tueur, avec pour éclairer un peu la face sombre dans laquelle sont tapis ses démons, Theresa Körner, médecin légiste à la tête froide, avec qui il partage manifestement un passé mystérieux. Leur enquête les conduit dans les viscères de la ville, où ils sont confrontés à un tueur extrêmement brutal qui agit de manière très cortiquée et minutieuse, et aux intrigues politiques et carriéristes au sein de la police.

Cette chasse au tueur en série est le prétexte à mettre en scène la masculinité toxique qui atteint son apogée dans le fait de la guerre, lieu ultime où l’homme se confronte à l’homme. Celui qui gagne se sent supérieur et conquérant, celui qui perd se sent humilié, honteux, Cette souffrance, il la rapporte sur plus faible que lui, dans une agressivité permanente, contre les autres mais aussi contre soi-même. Stefan Ruzowitzky rend visuellement de manière brillante les maux collectifs, les conflits intérieurs, les pertes de repère de cette période où les protagonistes se meuvent dans un environnement tout de guingois, déformé, brouillé ; on a l’impression de s’immerger dans l’univers de l’architecte et peintre autrichien Friedensreich Hundertwasser. Le cinéaste explique :

Pour Hinterland, nous avons tenté de dépeindre l’image d’un monde essentiellement déformé, une version numérique du classique du cinéma muet Le Cabinet du Dr Caligari, pour ainsi dire, dans laquelle nous avons travaillé avec des arrière-plans expressionnistes de travers. Le film a été tourné presque exclusivement sur fond bleu. Nous avons essayé de créer un équilibre passionnant entre ce monde d’hommes dur, bruyant et brutal et les paysages complexes de l’âme de nos protagonistes avec leurs blessures existentielles.

Hinterland de Stefan Ruzowitzky
Image courtoisie Locarno Film festival

Cette distorsion de l’espace est d’autant plus réussie qu’elle ne cherche pas à mystifier le spectateur : les effets spéciaux sont clairement perceptibles, ce qui surprend au début puisque d’ordinaire le principe de l’effet spécial est justement de cacher l’artifice visuel narratif. Dans Hinterland, au bout de quelques minutes, ce monde distordu happe le spectateur dans son univers expressionniste et l’entraîne dans un sentiment double : le suspense de la chasse au tueur et de ses motivations ; le pressentiment de la glissade morale vers ce qui va devenir le traumatisme mondial du XXe siècle.

Autre grande réussite du film, celle du choix de Murathan Muslu pour jouer ce héros déchu, qui exhale la force physique et mentale, mais se bat contre sa psyché. Stefan Ruzowitzky confie :

Faire jouer le rôle de Peter Perg à Murathan Muslu a été l’une des premières idées de réalisation d’Hinterland. Le film parle d’hommes qui sont partis à la guerre avec la ferme conviction qu’ils seraient de retour chez eux dans quinze jours. Et puis est arrivée la catastrophe, qui s’est traduite par une énorme humiliation : ils ont perdu la guerre. Les hommes qui reviennent d’un camp de prisonniers de guerre plusieurs années après la fin de la guerre, sont partis en tant que représentants d’un immense empire, mais lorsqu’ils sont revenus dans cet état nain, ils étaient âgés et handicapés, physiquement et mentalement endommagés. Des femmes se sont enfuies loin d’eux, des familles ont éclaté. Personne ne les attendait pour les accueillir chez eux et valoriser leurs réalisations. Ils ont souffert de tout ce qu’un homme ayant un concept traditionnel de la masculinité craindrait le plus. Nous avions besoin d’un acteur qui n’était ni un Sherlock Holmes intellectuel, ni un personnage intelligent qui réglerait tout en arrière-plan : nous avions besoin d’un mâle alpha qui avait vécu cette identité. Quelqu’un qui aurait à souffrir et à apprendre beaucoup au cours de ce processus douloureux : quelqu’un qui avait encore beaucoup à perdre.

Le Hinterland c’est le front arrière de ceux qui n’ont pas connu les affres de la boue mélangée au sang et aux chairs, des camps de prisonniers, des tortures physiques et morales. Le Hinterland, c’est le pays qui a oublié ceux qu’il a envoyé se battre pour lui, qui ne veut pas se souvenir d’eux puisqu’ils sont le rappel de la défaite, qui veut avancer dans la modernité en bouleversant les codes de la société avec les femmes qui s’émancipent, le jazz qui remplace la musique classique, le sens du devoir qui s’étiole, l’individualisme et l’opportunisme qui font loi, provoquant de façon concomitante un bouillon de chaos politique et des troubles sociaux. Peter Berg ne se révolte pas contre ce nouvel ordre des choses et si ce n’était cette série d’horribles crimes qui secoue son esprit et le remet en ordre de marche , il se laisserait couler dans une léthargie délétère.

Hinterland de Stefan Ruzowitzky
Image courtoisie Locarno Film festival

La question que pose Hinterland c’est aussi le dilemme moral et éthique du sacrifice de l’individu pour une cause supérieure. Étonnamment, ce dilemme est redevenu actuel, sur le devant de la scène médiatique, et ne se joue plus uniquement dans des faits de guerre, de terrorisme (faut-il abattre un avion qui risque de s’écraser dans des tours ou sur une ville et tuer quelques centaines d’innocents pour en sauver plusieurs milliers ?) ; depuis une année et demie, ces questions du collectif vs. l’individu ressurgissent dans le monde entier vis-à-vis de ce virus qui met à mal les fondements des États, soumet ceux dits démocratiques à un test de résistance et ouvre de profondes fractures au sein des sociétés. Des réponses nettes et tranchées à ces questions n’existent pas, en revanche, une fois de plus avec Hinterland, la démonstration des ravages que font les guerres sur les sociétés et les individus, de manière directe et indirecte, avec leurs répliques traumatiques, est édifiante.

De Stefan Ruzowitzky; avec Murathan Muslu, Max von der Groeben, Liv Lisa Fries, Marc Limpach, Matthias Schweighöfer, Margarethe Tiesel; Autriche, Luxembourg; 2021; 99 minutes.

Malik Berkati, Locarno

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Malik Berkati

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