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PriFest 2021 et ZFF 2021 –  Rencontre avec Blerta Basholli, réalisatrice de Hive (Zgjoi), film primé à Sundance et Prishtina International Film Festival et qui représente le Kosovo aux Oscars 2022

Le mari de Fahrije est porté disparu depuis la fin de la guerre du Kosovo. La vie de sa femme, ses deux enfants et son père est guidée par le deuil et la lutte au quotidien pour survivre financièrement. Un jour, Fahrije va créer une petite coopérative de produits locaux, entraînant d’autres veuves dans son entreprise. Hélas, ses efforts pour subvenir aux besoins de sa famille et recréer de la vie dans le village se heurtent à l’hostilité des hommes qui ne voient en elle que subversion de leurs traditions.  Ils vont tout entreprendre pour la faire échouer. Lire la critique ici.

— Blerta Basholli
Image courtoisie AlvaFilm

Dans toutes les grandes tragédies de l’histoire se joue un trauma transgénérationnel, avec beaucoup de non-dits qui se passent de générations en générations. Mais ici, au Kosovo, il semble que vous essayiez de travailler sur ce traumatisme, de ne pas le laisser aux nouvelles générations le poids du fardeau…

C’est toujours important de parler. Pour moi, parler se fait à travers les films. Même pour les problèmes quotidiens, nous devons nous exprimer. Si on laisse simplement ces parties de nos vies derrière nous, les choses empirent. Il faut parler des gens disparus, des questions liées au genre, on doit être honnêtes les uns envers les autres, même si on doit s’autocritiquer. Parfois la vérité n’est pas belle à dire, souvent on n’a pas envie d’entendre certaines choses, mais il faut passer outre. C’est essentiel afin d’aider la société à s’ouvrir, à s’habituer à entendre la vérité et à parler des choses qui ne sont pas justes, des choses que nous avons vécues. C’est la seule manière d’avancer.

À quel point est-ce difficile pour l’ancienne génération de parler de la guerre aux jeunes générations ?

Je n’ai pas vraiment fait de recherches à ce sujet au sein des familles, mais à travers les associations et les organisations qui se sont formées, les gens parlent aux jeunes générations. Cependant, il est important de faire des films et d’autres projets artistiques, cela permet de mieux toucher les jeunes, de leur donner des clefs de compréhension, mais cela permet aussi de communiquer avec les gens qui n’arrivent justement pas à parler. Cela peut leur permettre de revenir sur leur passé, de s’identifier ; peut-être qu’ils se sentent mieux ou pire, mais cela leur permet d’être soulagés d’un poids. Il y a de nombreuses questions de la période de la guerre dont les gens ne parlent pas, comme les exactions sexuelles qui touchent bien entendu principalement les femmes : on commence à peine à les évoquer, c’est encore très marginal. Il y a une seule femme qui a publiquement parlé de son viol pendant la guerre. La plupart du temps, elles n’en parlent pas, même pas à leurs familles. C’est quelque chose sur laquelle on doit travailler à présent car, pour ces femmes, le traumatisme va au-delà de celui de la guerre à proprement parler.

Est-ce que la période de la guerre est enseignée à l’école ?

Non, je ne pense pas. Mes enfants sont trop jeunes, je ne sais pas exactement ; normalement, on apprend à l’école la période romaine, ottomane, mais on n’apprend pas vraiment l’histoire du Kosovo et de l’Albanie. C’est bien sûr important de connaître l’histoire du monde, mais les enfants devraient aussi apprendre ce qu’il s’est passé chez eux, pouvoir en débattre.

Ce qui était incroyable lors de la Première à Prishtina, c’était de sentir cet énorme sentiment de catharsis collective dans le public comme sur la scène lors de la présentation de l’équipe. J’étais à côté d’une jeune personne qui pleurait et qui m’a dit qu’elle ne s’attendait pas à être à ce point émue et touchée car elle ne savait pas qu’elle avait cette boule au fond d’elle. C’est ça le cinéma : toucher des gens au plus profond de leur intimité ?

Exactement, voilà pourquoi il était important de faire ce film ! Il y avait une période après la guerre où en parlait beaucoup, mais de la même manière qu’on parle de la pandémie maintenant, du genre : « que faisiez-vous ? », « où étiez-vous pendant la guerre ? » Bien sûr, nous vivons à Prishtina et nous avons traversé de terribles moments, mais personne de ma famille n’a été tué. Nous avons dû fuir, nous avons été séparés, mais comparé à ceux qui ont perdus des membres de leur famille, j’ai toujours eu l’impression que nous avions eu de la chance d’être dans une ville. Nous voyions beaucoup de forces de l’ordre, de militaires, nous étions très effrayé.es, mais je n’ai jamais vu quelqu’un être tué. Bien sûr, à travers la télévision, nous avons pu prendre conscience de beaucoup d’horreurs de la guerre, mais en même temps, on a essayé d’oublier, d’avancer, de reconstruire et, maintenant, d’avoir notre propre pays. Mais quand les gens regardent le film, ils se rappellent combien de souffrances il y a eu, et qu’il y a encore. Fahrije souffre toujours. Lorsque nous avons tourné, je lui ai demandé si elle attendait toujours son mari, si elle croyait qu’il pouvait revenir. Elle m’a répondu : « Bien sûr, avec le temps on perd l’espoir, mais je me dis chaque jour – Et s’il revenait ! » Vingt ans après ! Ce « et s’il revenait » est inouï ! C’est pourquoi les spectateurs s’identifient au film : ils sont occupés par leur vie quotidienne, et cela ne leur laisse pas le temps de se poser la question du ressenti profond, individuel et collectif, de cette période. Le fait que Fahrije soit présente à la projection, cela a également permis d’incarner cette souffrance.

Yllka Gashi est impressionnante dans le rôle de Fahrije. Comment avez-vous travaillé ce rôle avec elle ?

J’avais déjà travaillé avec Yllka sur un court métrage. Quand j’ai eu l’idée du film, j’ai immédiatement pensé à elle et nous sommes allées ensemble rendre visite à Fahrije et les femmes de la coopérative pour s’imprégner de leur vie quotidienne, des dynamiques de la communauté.

Son histoire a aussi des accents universels…

Oui, tout à fait ! Fahrije a accepté que j’écrive un scénario basé sur sa vie, mais cette histoire va au-delà ; elle est douloureuse, mais elle parle aussi de commencements, de changements et de moments drôles ou joyeux qui se nichent dans les instants les plus graves de la vie.

Ici, à Prishtina, les femmes semblent pouvoir s’imposer dans l’espace public, qu’en est-il des campagnes ?

L’histoire que nous racontons s’est passée il y a quelques années. À Prishtina, dans une grande ville, les choses se passent toujours autrement. Aujourd’hui, la situation des femmes s’est aussi améliorée dans la région où Fahrije habite, en grande partie grâce à elle, son implication et la valorisation de la communauté toute entière puisque leurs produits se vendent à présent dans tout le Kosovo. À dire vrai, la condition des femmes est à améliorer partout, au Kosovo comme dans le reste du monde…

Malik Berkati, Prishtina

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Malik Berkati

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