Rencontres croisées avec la réalisatrice Ursula Meier et Stéphanie Blanchoud, actrice et co-scénariste de La Ligne
Présenté en compétition à la Berlinale 2022, le film sort enfin sur les écrans romands et français ce mercredi, avant l’Allemagne le 23 janvier et la Belgique le 1er février. La Ligne est un film d’une richesse infinie, avec cette particularité de ne jamais sur-expliquer les choses et de ne pas tomber dans les stéréotypes. Chacun∙e y trouve une, dix thématiques qui touchent, chacun∙e y trouve quelque chose d’intime à y picorer… et si d’aventure cela ne serait pas le cas, difficile d’y rester insensible, car le tout déferle comme un vague de l’écran vers le spectateur∙trice, de manière cathartique comme on se plaît à ressentir de nos jours, ou bien, selon les sensibilités, de manière négative : le cinéma, c’est cela aussi, pas besoin d’aimer un film, s’il vous submerge, même négativement, c’est qu’il atteint un angle mort de l’inconscient que peut-être les images percent mieux que les mots.
Car si « au commencement était le Verbe », chez la cinéaste suisse et française Ursula Meier, au commencement est l’Image. Sans image originelle, point de film. C’est à partir de cette image que la réalisatrice déroule la pelote de sa créativité géométrique. Car oui, dans ses films, tout est au cordeau, de l’écriture à la direction d’acteurs∙trices, du storyboard au montage. Et pourtant, ce qu’elle nous montre à voir n’est jamais appuyé, scolaire, attendu ; la réalisatrice-géomètre est aussi un peu magicienne, on ne voit aucune des coutures de l’habit de lumière de son cinéma – on est embarqué∙es dans son flot de particules. On s’y laisse aller ou on y résiste, quoi qu’il en soit, à la fin, l’effet organique se dissipe et la réflexion instillée se met à son tour en route.
Stéphanie Blanchoud, actrice, autrice, chanteuse suisse et belge, est la co-scénariste de ce western au féminin. Elle endosse le personnage de Margaret, cette femme écorchée vive – au sens figuré comme propre du terme, puisque son corps marqué de cicatrices témoigne de son mal-être, de son mal-vivre. Cette ligne le long de laquelle se cristallise l’intrigue du film est celle des 100 mètres qui la tiennent éloignée de la maison qu’elle n’a plus le droit d’approcher après une injonction judiciaire, suite à une violente dispute avec sa mère, Christina.
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Prises séparément, lorsque l’on parle à l’une, elle ne manque jamais de se référer à l’autre, et inversement. Et elles se rejoignent toujours dans leur vision de cette aventure cinématographique. Loin des éléments de langage de la communication et de la promotion d’un objet culturel, cela témoigne d’une très grande complicité entre les deux artistes. Espérons que cette collaboration – qui avait débuté avec le clip de Stéphanie Blanchoud & Daan, Décor, 2015 et Le journal de ma tête, de la collection Ondes de choc, 2018, présenté également à la Berlinale dans la section Panorama – se poursuive, pour reprendre le titre de leur dernier projet, il est évident qu’elles se trouvent sur la même ligne, intense, réfléchie et créative.
Entretien avec Ursula Meier
La violence au cinéma est souvent incarnée par les hommes, ou par des parents envers leurs enfants. Ici, c’est tout l’inverse…
Cela faisait un moment que j’avais envie de mettre en scène un personnage féminin violent, en me disait que dans le cinéma la violence est plutôt portée par des personnages masculins, ce que l’on accepte complètement. Il y a même des films magnifiques comme The Indian Runner (Sean Penn, 1991), Rusty James (Francis Ford Coppola, 1983) ou Barfly (Barbet Schroeder, 1987), et je me disais que ce n’est jamais porté par une femme. Lorsqu’un personnage féminin est violent, c’est une jeune, une adolescente. L’autre pari était de se dire que cette violence n’est pas associée à un autre thème, comme la drogue ou la prostitution. C’est comme un personnage masculin violent, mais c’est une femme. Ce cow-boy solitaire, cela va être elle au lieu de lui et il n’y a pas de raisons qu’on se pose plus de questions. C’était le point de départ que nous avions avec Stéphanie, qui est devenu d’autant plus passionnant au moment de l’écriture, quand on a trouvé ce basculement de la violence, avec l’idée que peu à peu, cette mère qui, au départ, est une victime se révèle scènes après scène assez terrible, qu’elle incarne une autre forme de violence et de maltraitance. Tout à coup, le corps de Margaret, qui est un bouclier dur, se fissure et laisse transparaitre de la fragilité, de l’émotion, de la délicatesse. Ce basculement entraîne une perception différente des personnages au fil de l’histoire.
La mère est tellement autocentrée qu’elle en est parfois insupportable, mais elle reste touchante à certains moments…
Oui, par exemple quand elle retrouve le CD de l’enregistrement qu’elle avait fait juste avant la naissance de Margaret et qu’elle s’écoute. C’est un moment très important du film, c’est le seul instant où elle s’écoute et fait le deuil de la musique, car même si elle impute à sa fille la cause de l’arrêt de sa carrière, en réalité elle ne s’est pas autorisée à avoir une carrière de pianiste de haut niveau. Le film parle aussi de cela, ne pas s’autoriser en tant que femme à être artiste, d’ailleurs Margaret réagit de la même manière, elle a besoin de la reconnaissance de sa mère et ne s’autorise pas à être une chanteuse à part entière.
On parle communément de grammaire cinématographique, mais chez vous on constate aussi une géométrie cinématographique : vous avez exploré les horizontalités, les verticalités, les profondeurs de champ, avec très au loin la Suisse de l’image d’Épinal, et maintenant la ligne. Est-ce votre façon de concevoir le monde ou une méthode d’écriture, de raconter une histoire ?
Complètement ! (rires). Je pense que ce sont les deux. J’ai grandi à la frontière entre la France et la Suisse. Quand j’étais enfant, je passais très souvent la douane pour aller en Suisse, cette petite île au milieu de l’Europe, et j’étais fascinée par le no man’s land, cet espace entre les deux pays ; je demandais tout le temps à mes parents, mais où est-on ?, ces vaches, cette herbe, c’est suisse, c’est français ?, ils me disaient, non, c’est le no man’s land ; j’étais fascinée par ce territoire. Je pense qu’il y a quelque chose qui vient de là, c’est un territoire imaginaire, ce n’est ni la France ni la Suisse, c’est un lieu des possibles. Je dirais donc que ce sont les deux. L’idée de la frontière, des limites au sens large, celles des personnages qui jouent avec elle : j’aime quand on ne tombe pas d’un côté ou de l’autre, mais qu’on est entre, que l’on peut vite basculer dans quelque chose de ridicule, mais qu’on ne l’est pas, de frôler, d’oser les choses. Pour moi, la beauté dans l’art, c’est quand les choses sont à la frontière. La question de la limite est très forte dans mon cinéma du territoire. Ce qui est fou avec La Ligne, c’est le rapport à cette pandémie : j’étais en train de terminer l’écriture du film, de commencer à le préparer, sur Google Maps j’avais commencé à tracer ce cercle avec le territoire interdit du personnage, je calculais les 100 mètres, j’étais une sorte de géomètres et, tout à coup, la pandémie est arrivée ! On a commencé à voir des traits tracés au sol, des gestes barrières et je me suis dit, c’est fou à quel point le film fait écho à ce qu’on est en train de vivre. Et ces frontières qui se sont refermées en une seconde ! Cette question de la frontière m’a interpellée. Je disais de cette ligne, avant que la pandémie n’arrive, qu’elle était un cordon sanitaire et que Margaret était mise en quarantaine. Subitement, la quarantaine est arrivée, c’est fou (rires). Cette ligne, c’est aussi le cercle familial duquel elle est exclue. Et puis, il y a aussi le reflet avec la qualification plus psychiatrique du personnage borderline : border-line. La ligne se retrouve à la fois dans le langage psychologique, topographique, politique, sanitaire. C’était une ligne qui se déployait dans tous les domaines.
Chacune des filles est très différentes – l’une casse mais uni aussi la famille autour de cette cassure, l’autre est pragmatique, la dernière a la foi en un retour en grâce-, elles sont différentes, mais chacune fait contrepoint aux autres, c’est un peu géométrique aussi…
Oui, c’est vrai, elles se complètent. On est parti de Stéphanie, car on a travaillé ensemble sur l’écriture. Elle a quelque chose qui participe d’une certaine violence, elle avait joué un spectacle, Je suis un poids plume, qui consistait à monter sur un ring, donner des coups, apprendre à en recevoir. Ce qui m’intéressait, c’est aussi l’autre facette de Stéphanie – sa douceur et sa grande fragilité. Je désirais aller à l’encontre du stéréotype que l’on pourrait avoir envers ce genre de personnage féminin violent, que sa douceur se dégage peu à peu. À l’écriture, Stéphanie avait l’idée d’un petit frère et je lui ai dit : je ne sais pas pourquoi, mais je vois une petite sœur. C’était une intuition, j’imaginais qu’elle priait, que cela était son refuge. Souvent avec la distance, je comprends ce genre d’intuition, mais là, je ne sais toujours pas pourquoi cette idée m’est venue. Ensuite, il y a eu cette autre sœur, Louise, qui n’est pas l’aînée, mais qui se comporte comme une grande sœur ; c’est elle qui prend toute la famille en charge. Jamais l’idée d’un personnage qui se veut presque sur-normal.
C’est la prise de terre de la famille…
Oui tout à fait, mais en même temps, à vouloir tellement être normale, elle en devient presque un peu folle aussi. Elle a aussi le droit de péter les plombs ! Cela est un peu intime, mais cela vient aussi de la famille de Stéphanie qui est un monde de femmes, elle n’a que des sœurs ; moi aussi, j’ai des sœurs, mais j’ai aussi un frère, et je me suis dit, tiens, c’est intéressant que cela ne soit qu’un monde de femmes. Que les hommes aient de belles places, mais que la cellule familiale soit celle des femmes.
Cette lignée féminine se poursuit même avec les jumelles auxquelles donne naissance Louise…
Oui, cela me plaisait.
Dans les moments de drames dans la vie, il y a souvent du comique de situation qui apparaît et dans le film, c’est à travers Louise qu’il advient, cela donne aussi des moments de respirations au public…
Absolument !
Je me demandais, est-ce India Hair en tant qu’actrice, avec sa manière particulière de jouer et de parler, qui amène ce comique, car ce n’est pas appuyé, lourd, ce ne sont pas des gags que l’on rajoute, cela nous fait simplement rire…
C’est vrai que dans le scénario il y avait un potentiel comique qu’il fallait porter et India a ce talent, très rare chez les actrices et acteurs, d’incarner le tragi-comique. J’ai casté d’autres comédiennes qui n’amenaient pas ce tragi-comique au même niveau. C’est une actrice incroyable qui commence à avoir beaucoup de succès en ce moment. En parlant de casting, autant pour les personnages féminins, cela a été rapide, autant pour la distribution masculine, j’ai mis beaucoup de temps, car ce sont des rôles discrets, délicats qui devaient être assez subtils.
Car ils sont comme des soutiens, mais pas des piliers ?
Oui. C’est vrai que le rôle de Dali Benssalah a l’air de rien, mais c’est un rôle très difficile. J’ai eu beaucoup de chance, car lui aussi maintenant, il explose, il est dans la série de Netflix Athena, il est étonnant ! Il a une certaine virilité mais ce que je trouve beau, c’est que dans le film, il est touchant et fragile. C’était une grande question quand, à Noël, il va chercher Margaret de façon violente, il fallait faire cela d’une telle façon que l’on comprenne que c’est elle qui pousse les autres à bout. La violence des autres commence chez elle, d’ailleurs, on le comprend très bien avec le rôle d’ancien compagnon qu’endosse Benjamin Biolay : à un moment, tout le monde est à bout. Le rôle de Thomas Wiesel (le mari de Louise, N.D.A.) est le dernier que j’ai casté. Je galérais depuis le début. On cherche pourtant tous les rôles en même temps, mais je ne trouvais pas. Je me disais : il faut que cette Louise ait quelqu’un qui soit bien, présent pour elle, en même temps qu’il soit assez discret. En fait, la distribution est plus difficile pour ces rôles tout en retenue. Toutes ces femmes sont tellement explosives, elles prennent beaucoup de place, il faut donc que les autres soient présents tout en étant discrets. Je les trouve tous formidables.
Vous ne tombez jamais dans le piège du stéréotype. Par exemple, avec le rôle d’Hervé (le nouveau compagnon de Christina, N.D.A.), on se dit, il va profiter de cette femme plus âgée, mais pas du tout, c’est un type vraiment bien…
Oui, il est bien. On avait discuté de cela et je me disais, mais pourquoi Christina n’aurait-elle pas le droit à ce que cette histoire continue, car ils s’aiment tout simplement. Pourquoi pas ? Et c’est vrai qu’on est assez étonné et on se dit, tiens, il est toujours là… oui, c’était assez culotté (rires).
Le personnage principal est incarné par votre co-scénariste : est-ce difficile de diriger une actrice qui s’est autant investie en amont du projet dans son personnage ?
Oui, surtout que c’est le rôle le plus difficile sur la gestion de la violence. Il y a des moments, ce que je ne fais jamais d’ordinaire, où j’ai fait des prises avec différentes intensités. Je me disais, au montage je vais regretter de ne pas avoir quelque chose de plus retenu à ce moment-là ou quelque chose de plus agressif. C’était une énergie, de l’écriture jusqu’au dernier plan monté, qui devait tenir le fil. Il fallait aussi qu’elle nous étonne, qu’elle ne soit pas forcément violente là où on l’attend, et inversement. La dramaturgie devait être dirigée par son énergie et sa violence, qu’elle ne soit pas dessinée d’avance ; bien entendu, elle est écrite, mais c’est dans la mise en scène qu’elle devait faire éclater tout son potentiel – et je trouve que Stéphanie a fait un travail extraordinaire dont on ne se rend peut-être pas compte, mais son rôle est extrêmement difficile.
Comme elle s’est investie dans le rôle, est-ce qu’elle a lâché un petit peu, elle vous a laissé le contrôle ?
Oui, complètement. Là aussi cela m’arrive rarement, car je suis souvent obsessionnelle et je sais exactement ce que je veux, mais pour la scène de Noël, où Margaret vient à la vitre de la maison, il fallait que ce soit à la fois violente et pudique quand elle montre son corps, que ce ne soit pas vulgaire : à ce moment-là, c’est vraiment quelqu’un qui est dans une fragilité et qui se montre à nu. C’est une scène terrible de se montrer comme cela devant sa mère, avec une telle fragilité et violence en même temps, on était sur le fil, il fallait trouver le bon mélange pour que ce cocktail prenne. Soit c’était trop dans les pleurs, la victimisation, soit c’était trop agressif. Au bout d’une certaine prise, j’ai senti qu’il fallait faire différemment – être metteure en scène, c’est aussi savoir sentir la température et les choses. Je suis allée vers Stéphanie et je lui ai dit : ne m’écoute plus et fait ! C’est une chose que je fais rarement avec les comédien∙nes. Cependant, cette injonction ne voulait pas dire « débrouille-toi ! » mais « vas-y, lâche tout ! ». Je lui ai laissé du temps et même s’il y a un mélange de deux prises, c’est cette prise qui fait le climax de la scène. Je lui ai fait confiance et c’est sorti d’elle, car elle était tellement habitée par le personnage. À un moment donné, il faut aussi laisser de la place aux comédien∙nes quand on les met sur les bons rails et qu’on les cadre ; il faut leur laisser une certaine liberté et une porte de sortie.
Elle était beaucoup à l’écoute, je faisais aussi attention de nettoyer des choses dans le jeu, de lui dire, voilà, il y a les cicatrices qui sont à l’image. C’est pourquoi nous avions fait tout un travail en amont, avec des séances de maquillage pendant l’écriture. Comme dans Home (2008) où j’écoutais des bandes-son d’autoroute pour être déjà dans le film, là, j’avais besoin de voir le visage tuméfié de Stéphanie. Pour moi, cela était déjà tellement énorme que je me disais : dans l’écriture, la mise en scène et le jeu, il faut faire attention de ne pas en rajouter, car un visage comme cela, dans la rue, on le regarde, on peut passer pour une femme battue – le regard des autres et ce que cela dégage est tellement fort !
D’ailleurs la dame dans le bus quand elle la regarde, il est évident qu’elle pense qu’elle est battue…
Absolument. J’avais besoin de passer par là pour, après, peut-être retenir, passer par des complexités de scènes et me dire, c’est cette balafre-ci qu’elle va avoir du début jusqu’à la fin. Elle porte cette trace de la violence sur elle.
Vos deux films présentés en compétition à la Berlinale ont été tournés dans le Valais qui est quand même souvent considéré en Suisse pour ses particularismes et vous, vous faites de ce canton quelque chose d’universel…
Ah oui, c’est drôle. J’adore filmer là, c’est très étrange, j’y trouve quelque chose de très cinématographique. C’est vrai qu’il y a quelque chose d’assez américain avec les grands espaces, mais il n’y a pas que ça. C’est un endroit où je reviens tout le temps, car comme on en parlait pour Home et L’Enfant d’en haut, j’ai besoin, dès la genèse du film, d’un personnage et d’un espace. Quand je dis un espace, ce n’est pas une géographie mais une topographie, ce sont des lignes de force, des tensions dans les espaces, une alchimie qui prend entre eux et les personnages. C’est peut-être mon côté un peu scientifique, je ne sais pas. Tant que je ne l’ai trouvée, je ne peux pas écrire. Le Bouveret est très étonnant comme décor, même si nous n’avons pas filmé le lac, car le lac appartient à un autre imaginaire. C’est à la fois un cul-de-sac et un endroit de croisement avec ces trains qui passent tout le temps, en contraste avec ce personnage qui justement n’arrive pas à bouger dans sa vie, qui s’ancre à cet endroit. Je trouvais beau le canal, qui renforce l’idée de la ligne également. Il y a ce côté très hétérogène que l’on trouve dans cette région, avec cette Marina, ces voiliers qui coûtent une fortune, à côté de petites maisons middle class, à côté de tours HLM, une pêcherie au bord de ce canal qui existe vraiment, et puis les chantiers navals. Sur un tout petit espace, on peut raconter le monde de façon très épurée, avec peu d’éléments et des lignes très simples, dire quelque chose du monde sans tomber dans le film social. C’est aussi l’idée de nettoyer l’image, avec ce plaisir aussi de revenir sur les mêmes lieux, de se dire tiens, comment on va filmer la bosse que l’on a déjà filmée comme ça… C’est ma cheffe op, Agnès Godard, qui me dit souvent, et elle a parfaitement raison, que ce que l’on ne montre pas est tout aussi important que ce que l’on montre au cinéma. C’est vrai qu’il y a une tendance à vouloir tout filmer dans tous les sens, tout le temps. Moi, quand j’écris un scénario et qu’il y a un nouveau décor, il a un sens, il raconte quelque chose, je me pose la question de savoir comment il va s’intégrer dans le lieu, l’espace, dans l’histoire.
Ce n’est pas juste pour faire joli…
Exactement, ou seulement pour être au service d’une dramaturgie. C’est peut-être mon côté très protestant, mais je vais à l’ossature, j’enlève tout ce qui n’est pas nécessaire et après ce sont les comédien∙nes qui ramènent de la chair.
La scène d’ouverture me fait penser à une chorégraphie à la vie à la mort, comme parfois les danses comme le tango peuvent susciter, avec également ces amples mouvements de caméra qui s’y mêle et happent immédiatement le public. A-t-elle été difficile à mettre en scène ?
Cette scène a été un vrai challenge. Je voulais vraiment que l’on commence le tournage avec elle. Le soir, Stéphanie avait des bleus et mal partout, je m’en suis un peu voulue, mais c’était pour que tout le monde sur le plateau vive cette violence et sache d’où on part, immédiatement. Les comédien∙nes, les technicien∙nes et même moi ! Je l’ai complètement travaillée dans cet état d’esprit chorégraphique et l’immense défi a été de tourner au ralenti : comme cela prend beaucoup de mémoire, je ne pouvais pas commencer à improviser, il fallait se dire, on va prendre de là à là pour chaque prise. J’ai donc travaillé avec un story-boarder pour découper minutieusement la scène. Il y avait également une cascadeuse présente afin d’aider les comédien∙nes dans le travail des mouvements. Cette scène est fondamentale, car elle contient tout le film et sa violence, elle fait office de big bang et devait marquer tout le monde, le spectateur et la spectatrice aussi !
Entretien avec Stéphanie Blanchoud
Vous avez travaillé à trois sur le scénario. Est-ce que chacun∙e de vous a pris le personnage d’une des filles ou les avez-vous élaborées ensemble ?
On a en effet travaillé à trois sur le scénario. Non, nous n’avons pas pris chacun∙e un personnage. On a d’abord démarré Ursula et moi, puis je me suis réappropriée l’objet toute seule pour une première version. Ursula a repris le projet dans un second temps, par la suite, nous nous sommes réuni∙es avec Antoine Jaccoud, et enfin Ursula et Antoine ont terminé le processus. Mais quand Antoine est arrivé, il y avait déjà l’histoire de la famille qui était mise en place, la relation autour de cette mère, la ligne. Il a fallu valider des choses et enrichir la dramaturgie des traits des personnages, mais nous ne sommes pas du tout réparti∙es les personnages par auteur∙es.
Chacune des filles est très différentes et fait contrepoint aux autres. De quoi/qui vous êtes-vous inspirée pour écrire ces personnages ?
On y met toujours un peu de soi quand on écrit, mais pas forcément au sens large du terme. J’ai écrit pour le théâtre, Ursula pour le cinéma, donc nous sommes brassées par pas mal de choses : Ursula tourne souvent autour de la famille, c’est aussi un thème qui me passionne, on vient toutes les deux de familles nombreuses, on y a peut-être pêché des choses par ci par là; il y a également les histoires qu’on nous raconte. Je dirais que les rapports intra-familiaux, chez elle comme chez moi, nous inspirent.
Votre rôle est à la fois très physique et très intérieur, votre corps est la chambre d’écho de vos états d’âme, était-ce compliqué de passer par ses différents registres de jeu si extrêmes ?
Non ce n’était pas compliqué, c’était plutôt beaucoup de recherches sur le plateau. On s’est dit avec Ursula qu’on voulait se laisser libre de trouver le personnage au moment du tournage. On y a beaucoup réfléchi au moment de l’écriture, plus tard, nous avons éliminé des scènes, car il a fallu trouver la justesse de cette violence, savoir où placer le cursus, réfléchir comment cette fille réagit en fonction des gens qu’elle a en face d’elle. Évidemment, après, il y a eu tout le travail du montage et le choix de certaines prises plutôt que d’autres. Mais parfois, on a essayé des choses très différentes sur le plateau.
La scène d’ouverture me fait penser à une chorégraphie ou peut-être à une sublimation de combat de boxe… Avez-vous appréhendé cette scène ?
Il y avait une envie chez Ursula de rapprocher cette scène d’une chorégraphie. Je ne sais pas si elle a pensé à une sublimation du combat de boxe, mais moi, j’ai beaucoup pratiqué la boxe, cela a dû l’orienter comme metteuse en scène. J’ai appréhendé cette scène, car elle est extrêmement violente et bien entendu quand on la joue, on ne la joue pas au ralenti. L’action et l’énergie de la scène sont en vitesse normale. Il y avait une personne, Virginie, présente pour chorégraphier ce combat afin que nous ne nous fassions pas mal et que l’on sache exactement qui, quand, envoyer quoi à la figure, comment tomber, qui tombait sur le canapé à ce moment-là, tout était très précis et chorégraphié. On l’a répétée de manière très technique avant de la jouer, la scène était extrêmement découpée, une séquence après une autre, en fonction des mouvements, comme un ballet, oui, qu’on devrait filmer.
Vous pratiquez la boxe, vous avez écrit un seule-en-scène, Je suis un poids plume, dans un de vos clips, vous êtes sur un ring. Cet univers de la boxe est celui de la violence contrôlée, du moins répondant à des règles. Vous avez initié ce projet, qu’est-ce qui vous a amené à explorer une autre facette de la violence, celle complètement incontrôlée de Margaret ?
C’était une envie chez Ursula et moi, alors peut-être que son inconscient l’a travaillée. Elle a dû se dire, tiens, ce qui serait intéressant avec Stéphanie, comme elle a pratiqué la boxe, c’est peut-être d’aller vers un personnage violent. Elle m’a vue dans ce seule-en-scène où, sans doute, j’ai dû proposer des choses au niveau d’une palette de jeu qui flirte parfois avec la limite. Bien sûr, chez Margaret, ce n’est pas une violence contrôlée, encore que, à certains moments, je pense que oui, disons que c’est rarement contrôlé. On avait surtout envie d’explorer un personnage qui est souvent incarné par des hommes. C’était le défi que nous voulions relever, d’où le fait aussi que le film divise : même si nous avons une très bonne presse, certaines personnes peuvent être rebutées par une femme violente, qui est moins facile à accepter que lorsque la violence vient d’un personnage masculin.
Propos recueillis par Malik Berkati
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