Se Souvenir d’une ville de Jean-Gabriel Périot – Mémoires de Sarajevo. Rencontre
Long documentaire de 149 minutes, Se Souvenir d’une ville, consacré aux jeunes cinéastes filmant le siège de la capitale bosnienne qui a duré 1425 jours, ne raconte pas la guerre ! Étonnant mais vrai car le réalisateur français Jean-Gabriel Périot (Retour à Reims [Fragments], 2021) installe sa caméra en Europe du Sud-Est, devant ses semblables. Nedim Alikadic, Smail Kapetanovic, Dino Mustafic, Nebojsa Seric-Shoba et Srdjan Vuletic sont ses magnifiques et touchants héros présentant les vrais enjeux d’une guerre fratricide, souvent à tort présentée comme un conflit religieux. Le documentariste français ne les a pas montrés en tant que Bosniaques, Croates ou Serbes mais d’abord en cinéastes qui, dans la grande précarité et le danger, filment leur ville. Utilisant un montage très astucieux et intéressant de leurs documents tournés entre avril 1992 et février 1996, Jean-Gabriel Périot commence son long métrage avec des films de ses collègues, témoignant sur le début du siège et les premières victimes d’une ville cosmopolite et multinationale qui a perdu 11 500 habitants dont 1 601 enfants.
La seconde partie du film, plus longue et plus élaborée, retrouve les mêmes cinéastes trois décennies plus tard. Une première séquence les montre en plan large, accompagnés de l’équipe parisienne, soulignant ainsi le regard cinématographique porté sur ces créateurs. Chacun des réalisateurs choisis invite ensuite l’équipe dans son quartier, là où il a capté ses images autrefois. Ils évoquent leur vie actuelle, leurs espoirs déçus face à l’inaction de la « communauté internationale », face aux populations en détresse, mais aussi leur désir d’un avenir meilleur. Des années après le conflit, la Bosnie-Herzégovine et sa capitale sont toujours en transition, oscillant entre les séquelles de la guerre et une paix qui tarde à s’installer durablement. Les habitants vivent encore avec la crainte d’une nouvelle catastrophe, empêchés de retrouver une vie normale.
Originaire de Bellac, en Haute-Vienne, Jean-Gabriel Périot est un monteur et réalisateur de 50 ans. Reconnu pour ses documentaires percutants et salués par la critique, tels qu’Une jeunesse allemande et Retour à Reims, ce dernier lui ayant valu un César en 2023. Après un passage à Beaubourg à la fin de ses études, le cinéaste s’est passionné pour l’histoire et les images d’archives. Pour lui, le cinéma documentaire doit être une forme de « propagande », confrontant le public à des idéologies radicales afin de susciter des réactions profondes. Il accorde une importance capitale à la parole donnée aux images d’archives, qu’il remanie avec soin pour révéler les constructions historiques, les mécanismes du militarisme et les enjeux politiques contemporains. Auteur de cinq longs-métrages documentaires, Jean-Gabriel Périot a également réalisé seize courts-métrages et de nombreuses vidéos expérimentales.
Se Souvenir d’une ville est une production entre la France, la Bosnie-Herzégovine, la Suisse et l’Allemagne. Il a fait partie de sélections officielles aux festivals de Karlovy Vary, de la Rochelle, du Sarajevo Film Festival et de l’IDFA d’Amsterdam. Depuis le 13 novembre, le documentaire est à l’affiche dans toute la France. Nous avons rencontré le cinéaste au cinéma parisien l’Escurial en marge du Festival du Cinéma du Réel de Paris où le film était projeté en compétition officielle.
Pourquoi avez-vous voulu réaliser Se Souvenir d’une ville sur Sarajevo dont le terrible siège de 1425 jours (1992-1996) est déjà oublié par terre entière ?
J’ai eu la chance d’être invité à Sarajevo au milieu des années 2000 pour présenter mes premiers courts-métrages. Je dis « la chance » car cette expérience a été très importante pour moi. C’est la première fois que je me rendais compte de ce qu’avait pu signifier la guerre en Bosnie, et la guerre en général, que ce soit par les traces du siège encore visibles partout ou plus profondément par les discussions que j’ai eues alors avec des gens de mon âge et qui m’ont raconté leurs vies pendant le siège. C’est vraiment là que je me suis rendu compte de l’injustice du hasard de nos vies. Selon où l’on naît, nous n’avons pas à faire face aux mêmes expériences… Tout comme j’ai vraiment réalisé différents aspects politiques de cette guerre qui, vus depuis la France, restaient comme tout à fait abstraits. Je pense notamment à l’essor du nationalisme qui finit toujours dans le sang, ou encore, à l’indécence des puissances étrangères, la France et l’Europe avant tout, face à ce qui se passait en Bosnie. En quittant Sarajevo, je m’étais promis d’y revenir un jour pour y faire un film et aller au-delà de cette première rencontre avec la ville.
Je ne suis pas un cinéaste historien, dans le sens, où mes films ne sont jamais des leçons d’histoire. J’ai besoin de rentrer dans les évènements de biais, en passant par des gens et par des images…. Les années suivantes, je suis revenu plusieurs fois à Sarajevo, sans penser à un film précis à faire. Je venais juste comme ça, pour y passer du temps. Un film est arrivé quand j’ai vu certains des films de ceux qui sont les protagonistes de Se Souvenir d’une ville et qui étaient de très jeunes gens en 1992 et qui, pour des raisons différentes, ont filmé à ce moment-là.
L’histoire très particulière, et disons très sanglante de Sarajevo, a-t-elle été décisive pour le choix de lancer de grandes recherches d’archives, afin de connaître les habitants et l’atmosphère de la capitale bosnienne, avant de filmer vos collègues cinéastes ?
J’ai beaucoup de difficulté à me confronter à la violence, que ce soit en tant qu’individu ou en tant que cinéaste. Mais savoir que j’ai la chance d’avoir une vie jusque-là préservée des violences de la guerre m’enjoint à m’intéresser aux victimes de ces violences. Je ne sais pas trop définir pourquoi, mais il y a comme un besoin d’exprimer de la solidarité et un besoin de perpétuer ces mémoires. Peut-être que ce qui était singulier avec Sarajevo, contrairement à d’autres guerres du passé ou ayant eu lieu dans des pays lointains au même moment, c’est que la Bosnie, c’est l’Europe.
Après, ce qui m’a posé un problème avec cette guerre, comme souvent avec les guerres, c’est que les seules images que l’on voit à l’extérieur, ce sont les images des journalistes étrangers, voire de quelques cinéastes ou documentaristes eux aussi étrangers. On n’a que rarement accès aux images de celles et ceux qui vivent les conflits. Il y a comme une doubl
e mise à l’écart pour eux. Pendant le Siège, les habitants de Sarajevo étaient enfermés physiquement. Mais au-delà, à l’extérieur, tout le monde se fichait de ce qu’ils avaient à dire. Si on pense aux films, beaucoup de choses ont été produites à l’époque, mais il était rare que ces films ou ces vidéos fabriqués par des locaux soient vus à l’étranger. Comme si un réalisateur étranger était plus à même de parler de la situation, que leurs témoignages avaient plus de valeur. Il y a là une deuxième injustice : on ne permet pas à celles et ceux qui subissent la guerre de parler en leur nom propre, de témoigner de leur situation, mais aussi de demander des comptes.
Cinq réalisateurs locaux, parmi eux Vuletic et Mustafic connus en dehors des frontières balkaniques par les professionnels du septième art, sont attachants et dotés d’un humour intelligent. Mais chacun exprime une incompréhension et rage très tenace due à la non-assistance internationale aux habitants en grand et cruel danger permanent. Le pays soumis à l’embargo d’armes n’a pas pu se défendre correctement. Vous l’avez souligné. Consciemment ou à cause du contexte filmique ?
Je pense que l’endroit où un tel film peut vraiment questionner les spectateurs en dehors des Balkans, c’est justement sur ce point-là. Il est trop tard aujourd’hui pour se dire qu’il aurait été bien qu’il n’y ait pas eu d’embargo sur les armes pour les Bosniaques, que l’OTAN intervienne plus tôt, que de nombreuses puissances ne prennent pas fait et cause pour les nationalistes Serbes, Croates, Bosno-serbes et Bosno-Croates. Par contre, ça peut permettre de penser les conflits en cours et à venir. Par exemple, il est très facile d’être un pacifiste béat quand on vit dans un pays en paix et de demander à ceux qui subissent un conflit qu’il s’agit simplement de trouver une solution politique. Ou encore, la non-intervention actuelle des pays occidentaux vis-à-vis d’Israël permet justement à ce pays de mener ses campagnes contre les civils de Gaza, du Liban, etc. J’espère que les spectateurs de Se Souvenir d’une ville, quand ils écoutent ces cinéastes, font le lien avec le présent. On ne peut pas changer l’histoire, mais je pense cependant que l’on doit continuer de penser que celle-ci peut nous donner des leçons.
Il est intéressant de connaître les raisons qui ont conduit un cinéaste occidental à faire un virage de l’autre côté du continent ? Avant ce long documentaire, vous avez reçu de nombreux prix importants et vous avez pu continuer d’exploiter des sujets proches de votre milieu ?
En tant que cinéaste, j’ai une position très internationaliste. J’ai bien sûr fait des films sur des histoires ou des événements s’étant déroulés en France, mais j’ai aussi travaillé au Japon, sur Hiroshima, en Allemagne, aux États-Unis, etc. Pour moi, nos mémoires et nos histoires politiques, culturelles sont multiples et débordent largement de nos frontières. D’une certaine manière, s’intéresser à des événements qui ne font pas partie de nos histoires nationales est justement un remède contre toute forme de nationalisme. Nous devons être des citoyens du monde et pas de petits territoires bornés.
Comment c’est passé le tournage, proprement dit ?
Le tournage a été un moment très intense car le processus d’interviews avec ces cinq réalisateurs n’était pas classique. Nous nous sommes donnés beaucoup de temps et nous avons tourné dans des lieux qui étaient importants pour ces hommes. C’est comme si nous nous étions donnés les moyens d’aller chercher au plus profond de leurs mémoires, chercher certains souvenirs enfouis ou mis de côté. Nous n’étions pas comme en séance de psychothérapie mais il n’empêche que dans notre travail, nous avons traversé un processus d’élaboration de la parole qui a pu, au moins partiellement, être réparateur.
Y aura-t-il une suite à ce film ?
Non, il n’y aura pas de suite directe. Mais d’une certaine manière, beaucoup de mes films se répondent car je les réalise autour des mêmes questions : comment on résiste à la destruction ? Comment on survit ? Pourquoi la mémoire est-t-elle si sélective ? Etc. Donc, d’une manière ou d’une autre, mes prochains films seront en lien avec celui-ci.
Djenana Mujadzic
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