Sortie romande du formidable film de Soudade Kaadan, Nezouh, qui rend compte de la tragédie de la guerre par l’allégorie et la poésie
Nous reproduisons ici la critique de Malik Berkati du 26 mars 2023.
Présenté au festival fétiche de la réalisatrice syrienne Soudade Kaadan, la Mostra de Venise, où elle avait reçu pour son premier long métrage, Le Jour où j’ai perdu mon ombre, le Lion du futur en 2018, Nezouh a remporté le Prix du public dans la section Orrizonti de l’édition 2022. Et c’est probablement le meilleur prix qui pouvait être décerné à ce film qui précisément est taillé sur mesure par la cinéaste pour toucher les spectateurs•trices là où ils et elles ne s’y attendent pas : une identification organique au destin inconcevable, tant qu’on ne l’a pas soi-même vécu, à des personnages otages de la guerre.
Zeina (Hala Zein) a 14 ans, elle entre dans la période de la puberté et ses spécificités. Son environnement est cependant singulier : ses sœurs ne vivent plus à la maison, elle est seule avec ses parents, en plein cœur de Damas, dans un quartier coupé du monde, où il ne reste qu’une poignée d’habitant∙es. Motaz (formidable Samir al-Masri qui fait montre d’une palette de jeu évolutive), son père, fait de leur maison une forteresse à défendre coûte que coûte ; elle est l’ancrage de sa vie qu’il a bâtie avec sa femme au rythme de la construction de cette maison. C’est aussi son lien ombilical avec son ascendance, « [moi], le fils de mon père, enfant de Damas, jamais je ne serai un réfugié ! », ne cesse-t-il de dire à sa femme Hala (Kinda Alloush), qui elle, veut partir. Un jour, un bombardement touche la maison, souffle les vitres et ouvre le plafond de la chambre de Zeina. Ce trou devient l’échappée de la vie pour l’adolescente qui plonge, la nuit, son regard dans l’immensité infinie d’un ciel étoilé, mais qui surtout va lui permettre de rencontrer le fils de la seule famille voisine qui reste dans le quartier, Amer (Nizar Alani), adolescent débrouillard et plein de ressources.
Nezouh, qui signifie le déplacement des âmes et des personnes, est un film qui sublime le pouvoir de l’imagination dans le processus de résilience. Zeina et Hala plongent leurs regards dans le bleu du ciel comme elles plongeraient dans la mer dont elles rêvent – la pêche aux étoiles vaut bien celle aux poissons et lancer le fil de sa canne dans les nuages ramènent des filaments d’espoir salvateur. L’intelligence cinématographique de Soudade Kaadan est de tresser un narratif onirique qui ne fait jamais fi de la réalité crue de la guerre. Elle y revient par la marge, par les détails de la vie quotidienne, par les difficultés inhérentes à la situation de siège, mais aussi à celles, triviales, de toute famille vivant sous un toit, par les dialogues de visions opposées de la situation et de sa résolution. La réalisatrice syrienne, également scénariste de son film, convoque de manière très équilibrée la poésie, l’humour, les tous petits moments de joie et de légèreté – comme cette très belle scène où mère te fille dansent sur de la musique pop – permettant à ses personnages de prendre quelques bouffées de respiration dans cette atmosphère écrasante et angoissante, tout comme au spectateur et à la spectatrice de ces destins qui, on le sait, n’ont rien de la fable.
Lire l’entretien que la réalisatrice a accordé à Malik Berkati lors du Festival International du Film de Fribourg 2023.
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