Srebrenica, le chemin inverse : une pièce de théâtre contre l’ignorance et l’oubli. Rencontre avec Mohamed Salim Hanouach
Très connu et apprécié dans les milieux culturels belges, le Bruxellois Mohamed Salim Hanouach a fondé, il y a une dizaine d’années, un théâtre singulier et original. Acteur, auteur et metteur en scène, il a présenté au mois de novembre Srebrenica, le chemin inverse, une pièce consacrée au génocide des civils bosniaques perpétré il y a trente ans. Ce projet constitue un défi à la fois culturel, politique, social et artistique. À travers cette création, la troupe adresse un message fort aux publics occidentaux, rappelant que ce génocide, souvent méconnu ou nié, est pourtant une réalité historiquement et juridiquement établie, dont le souvenir doit être porté.
Ouvert à toutes et tous, Ras El Hanout est un théâtre citoyen musulman basé à Molenbeek, Bruxelles. L’association existe depuis une quinzaine d’années et est née d’un constat simple : lorsque les personnes musulmanes apparaissent dans la culture, le cinéma, la télévision, les médias ou sur scène, c’est souvent dans des cadres très directifs. On parle d’elles, rarement avec elles. La représentation est alors réduite à des clichés, à des récits simplificateurs ou laissée aux discours extrêmes. Laisser cet espace vide n’est pas neutre : cela signifie laisser d’autres raconter à leur place.
Ras El Hanout a été créé pour répondre à cela. C’est un lieu où les personnes musulmanes racontent elles-mêmes des histoires vraies, vécues, complexes, loin des caricatures. Cette démarche traverse l’ensemble du projet : ateliers d’initiation au théâtre, formations, créations et diffusion de spectacles. Le travail s’inscrit dans une logique d’éducation permanente, avec une attention particulière portée aux récits de vie et à la transformation qu’opère le théâtre, pour celles et ceux qui sont sur scène comme pour le public.
Entretien avec Mohamed Salim Hanouach:
Comment choisissez-vous les thèmes et sujets de votre travail artistique ?
Il n’y a pas de méthodologie figée. « C’est une idée qui en amène une autre. » Les premières créations parlaient d’histoires personnelles et de discriminations racistes. Une fois ces récits posés, la question s’est imposée : qu’est-ce qu’on peut y faire ? Le travail s’est alors élargi vers l’histoire des luttes pour les droits civiques, les notions d’égalité formelle et d’égalité réelle, et vers des formes d’intervention théâtrale comme le théâtre de l’opprimé, le théâtre-action et le théâtre-forum. Ces formes permettent de travailler dans une logique participative et constructive : comment trouver des brèches à nos oppressions, comment trouver des solutions.
Parfois, un projet naît d’une envie personnelle, mais il devient toujours collectif. D’autres fois, c’est l’actualité qui s’impose. Gaza, par exemple. Il fallait faire quelque chose, dire quelque chose. Cela a donné lieu à des lectures des Monologues de Gaza du théâtre Ashtar, puis à la création du spectacle En direct de Gaza qui interroge la manière dont, en Europe, nous nous positionnons face au génocide : nos moyens d’action, ce que l’on ressent et la nécessité de donner directement la parole à des Palestiniennes et des Palestiniens.
La troupe rassemble-t-elle des acteurs et actrices professionnel·les, ou exercent-iels aussi d’autres métiers ?
Je vous réponds par une anecdote. Après une représentation, une spectatrice, très touchée, demandait :
– Est-ce que le comédien est professionnel ?
– Est-ce que vous avez assisté à un spectacle professionnel ?
– Oui, bien sûr, c’était excellent… mais est-ce qu’il ne fait que ça ?
– Non, il a un travail et mène cette pièce à côté.
– Donc il n’est pas professionnel.
– Intéressant. Le spectacle est professionnel mais le comédien n’est pas professionnel. Comment est-ce possible ?
Il faut dire aussi que nous sommes toutes et tous des artistes autodidactes, ou plutôt formé·es par l’expérience et la pratique, et non par une école de théâtre. Dans la réalité, même parmi les artistes sorti·es d’écoles et reconnu·es professionnellement, beaucoup exercent d’autres activités : enseignement, doublage, métiers dits « alimentaires ». Le théâtre est un métier précaire, et tout le monde ne peut pas se permettre de s’y consacrer à temps plein. Amateur, professionnel… je sais que c’est une obsession chez certain·es. Ce qui prime pour moi, ce n’est pas le statut, mais la qualité du travail, l’engagement et la nécessité de ce qui est porté sur scène.
Pourquoi Srebrenica – « la ville argentée » – alors qu’il y a tant d’autres conflits et génocides dans le monde ?
Adolescent, je suivais la guerre en Bosnie à la télévision sans trop comprendre. J’ai eu l’occasion de visiter, il y a deux ans, le mémorial de Potočari, en Bosnie, avec mes enfants. Face au cimetière, il y a tellement de tombes qu’on ne sait pas les compter. Derrière chaque tombe, il y a une personne, une famille, une histoire. Plein de questions ont surgi : « On n’a jamais vu ça à l’école, on ne savait pas que ça existait. Pourquoi ont-ils fait ça ? C’est injuste. »
Comment avez-vous accueilli les témoignages devenus le fondement de votre spectacle ?
La participation à la Marš Mira (« Marche de la Paix ») a été déterminante. Marcher avec des milliers de personnes, traverser des lieux marqués par les massacres, rencontrer des survivant·es, des familles de victimes… À l’arrivée, sur la route menant au mémorial, il y a eu un silence incroyable. Des centaines de personnes sont là, regardent, filment, remercient les marcheurs et marcheuses d’être présent·es. Ces gens nous remercient d’être là, alors que ce sont eux et elles les survivant·es.
Ce moment crée un sentiment très fort de responsabilité : celle de parler de cette histoire.
La marche était aussi un exercice d’introspection personnelle. On marche souvent seul, avec ses pensées. Les difficultés physiques font relativiser le reste. Tu te rends compte que tu es petit par rapport à cette histoire-là. Après la marche, le travail s’est poursuivi par quatre jours de résidence d’écriture à Sarajevo. La marche étant physiquement et mentalement extrêmement éprouvante, il restait peu d’énergie pour écrire sur le moment. C’est pourquoi un temps spécifique a été consacré ensuite à l’écriture et au partage. Un dispositif précis avait été prévu : des cahiers pour prendre des notes, des temps de débriefing quotidiens, puis des exercices d’écriture automatique. Le groupe était composé de onze participant·es venu·es de Bruxelles, rejoint·es par des membres de délégations françaises, suisses et belges.
Une grande quantité de matière a été récoltée : ce que chacun·e a vu, entendu, ressenti, ce que la marche a produit intérieurement. Cette matière a été consignée alors que l’expérience était encore « très vivante, très chaude ». Même aujourd’hui, des mois après le retour, cette expérience continue de se révéler. Chaque participant·e a vécu la marche de manière singulière, et c’est encore à travers les discussions que se découvrent les vécus de chacun et chacune. Ce matériau constitue le socle sensible et humain du spectacle Srebrenica – Le chemin inverse.

Photo Nadir © Ras El Hanout
Avez-vous des projets ou l’intention de montrer votre travail ailleurs que sur le territoire francophone ? Pourquoi pas en Bosnie-Herzégovine ?
Ce projet est avant tout un projet d’éducation permanente, pensé et porté collectivement. Les personnes qui le portent n’ont pas nécessairement pour vocation de partir en grandes tournées théâtrales comme cela peut être le cas pour d’autres productions plus classiques. Il y a donc une vraie question de rythme et de temporalité.
Cela dit, sur le principe, l’envie existe. La prochaine représentation est prévue le samedi 11 avril à l’Atelier 210 à Bruxelles. Il y a déjà des personnes qui viennent voir le spectacle depuis la Suisse, ce qui montre que l’intérêt dépasse le cadre local.
La Bosnie-Herzégovine, et notamment Sarajevo, serait évidemment un lieu très pertinent. Lors des discussions sur place, nous nous sommes rendu compte que cette histoire n’est pas enseignée à l’école en Bosnie non plus, par crainte de raviver les tensions. Il y a une peur très présente que la guerre recommence, dans un contexte de cohabitation fragile entre entités, de volontés de sécession et de négation persistante de ce qui s’est passé. Présenter le spectacle là-bas serait donc très intéressant, mais cela poserait la question de la langue. Il faudrait imaginer une adaptation, peut-être en anglais, ou via des institutions francophones.
La pièce est soutenue par plusieurs institutions et organisations importantes. Comment avez-vous obtenu leur confiance et leur appui ?
Les institutions qui soutiennent ce spectacle sont avant tout des lieux et des partenaires qui soutiennent Ras El Hanout dans la durée, au-delà d’un projet isolé. Il s’agit d’une relation de confiance construite au fil des années, autour de notre démarche artistique et citoyenne. Par ailleurs, notre lieu, l’Épicerie, est actuellement en travaux, ce qui nous rend itinérants. Nous sommes donc accueillis dans différents lieux pour des périodes variables.
Le KVS – Théâtre Royal Flamand en est un exemple fort. Dans ce cadre, il ne s’agissait pas simplement d’accueillir un spectacle, mais d’un takeover : pendant une semaine, Ras El Hanout a investi le lieu, sa programmation et ses espaces. Le KVS a ainsi fait confiance à l’association pour porter une vision artistique, des thématiques fortes et une programmation cohérente.
De la même manière, l’Atelier 210 accueille le spectacle dans un contexte de continuité. La prochaine représentation y est prévue le samedi 11 avril. Ce sont des lieux qui connaissent notre travail, qui en partagent les valeurs et qui reconnaissent la nécessité des sujets abordés.
Nous avons également été soutenus par la municipalité d’Evere, à Bruxelles, par l’entremise de l’adjointe au maire en charge de la culture, Habibe Duraki. Cette collaboration s’inscrit dans une relation déjà existante, construite autour d’autres spectacles et activités portés par Ras El Hanout.
Cette confiance repose sur la constance de la démarche. Nous abordons des thématiques importantes, souvent absentes des scènes bruxelloises, et qui touchent profondément le public. Les partenariats ne sont pas liés uniquement à ce spectacle, mais à un engagement artistique et citoyen inscrit dans le temps.
Quels sont vos futurs projets ?
Aujourd’hui, l’un des plus grands défis est la rénovation de l’Épicerie, le lieu de Ras El Hanout : un chantier de plus d’un million d’euros. Porter un théâtre citoyen musulman, propriétaire de son bâtiment, engagé artistiquement et politiquement, après les années Covid et dans un contexte d’islamophobie, est une lutte permanente.
Mais le sens revient sur scène. « Quand un homme bosniaque monte sur scène, vous prend dans les bras et vous remercie, ça efface toutes les difficultés. » Cela redonne l’énergie nécessaire pour continuer à avancer.
Djenana Mujadzic
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