Super/Man: L’histoire de Christopher Reeve de Ian Bonhôte et Peter Ettedgu – La collusion entre la fiction et la réalité ! Rencontre
L’histoire de Christopher Reeve est celle d’un acteur inconnu qui devient, du jour au lendemain, grâce à un rôle, une icône du cinéma. Sa performance en tant que Clark Kent/Superman est devenue une référence dans l’univers des super-héros et a établi une norme qui domine encore aujourd’hui dans les productions issues des franchises à Hollywood. Après le premier film en 1978, réalisé par Richard Donner, Reeve a incarné l’homme d’acier dans trois suites. Entre ces superproductions, il s’est tourné vers des films d’auteur et le théâtre, sans jamais retrouver le succès de Superman. En 1985, pour le film Anna Karénine de Simon Langton, aux côtés de Jacqueline Bisset, il apprend à monter à cheval, malgré une allergie qui l’oblige à prendre régulièrement des antihistaminiques. C’est ainsi que naît une passion pour l’équitation, qu’il partage avec Dana, la mère de son troisième enfant, Will.
Un coup du sort frappe la famille Reeve dix ans plus tard : lors d’un concours équestre, après un refus d’obstacle, il chute de son cheval, ce qui le laisse paralysé à partir du cou. Une nouvelle vie commence alors pour lui et sa famille — Dana, Will, ses deux enfants aîné·e·s, Matthew et Alexandra, ainsi que Gae Exton, sa première compagne et mère de ses enfants. Après le choc initial et l’idée de renoncer à vivre, Dana lui dit que c’est son choix, tout en l’encourageant à se battre. Ce qu’il fera sans relâche jusqu’à sa mort en 2004, des suites d’une crise cardiaque.
C’est à cette intersection entre l’homme et le super-héros que les deux cinéastes britanniques forgent leur film biographique : une épopée qui transforme un super-héros en héros du quotidien, archétype des valeurs étasuniennes de dépassement de soi, de persévérance, de foi autant en la science qu’en la destinée, mais surtout du salut par la force mentale et la cohésion familiale. Ce qui le sauvera, ce sera l’amour des siens et celui de ses amis, en premier lieu de l’acteur Robin Williams qu’il connaît depuis leurs études en art dramatique. Lors d’une visite à son chevet, alors que Reeve, abattu, vient de réaliser qu’il restera paralysé, Williams se fait passer pour un proctologue russe venu lui prodiguer un toucher rectal. Williams ne parlera jamais directement du handicap avec Reeve, préférant utiliser l’humour et le rire pour transmettre la force vitale nécessaire pour continuer.
C’est ainsi que Reeve, désormais dépendant d’une multitude de personnes au quotidien, devient le leader charismatique de la recherche médicale sur la réparation de la moelle épinière, à travers une fondation qu’il crée avec son épouse. Parallèlement, il poursuit sa carrière au cinéma, aussi bien devant que derrière la caméra.
Reeve s’engage également pour les droits et les soins des personnes handicapées, prenant conscience qu’il se trouve dans une position privilégiée par rapport aux millions d’autres handicapé·e·s aux États-Unis. Cependant, et c’est peut-être là une des limites de ce biopic, il semble davantage intéressé par la guérison du handicap que par l’accompagnement quotidien et l’inclusion sociale des personnes concernées. Cet aspect est brièvement évoqué, mais aurait mérité d’être plus approfondi. Un passage indique que certains groupes associatifs s’opposaient à sa vision de la guérison, estimant que si les personnes handicapées doivent être guéries, cela suggère qu’elles sont malades. Ces groupes soupçonnaient l’acteur d’utiliser ses levées de fonds pour la recgerche dans l’espoir de remarcher un jour. Le film, largement basé sur les témoignages des membres de la famille Reeve, ne fait qu’effleurer les aspects polémiques, et la représentation d’un homme de famille exemplaire est à peine nuancée, si ce n’est par une remarque de son fils aîné, Matthew, sur la difficulté de son père à créer des liens avec lui avant l’accident.
La structure du film repose sur des éléments classiques d’entrevues et d’images d’archives — dont une quantité remarquable d’images inédites issues du caméscope familial — ainsi qu’une animation en image de synthèse. Cette dimension symbolique et esthétique permet de donner une respiration à un récit intense, bien que relativement hagiographique, produit par la Warner, également productrice de la franchise du super-héros. La vie de Christopher Reeve est abordée de manière non-linéaire, privilégiant une trame basée sur l’affect. Peter Ettedgui et Ian Bonhôte n’hésitent d’ailleurs pas à jouer sur les ressorts de l’émotion, avec la voix off de l’acteur se racontant lui-même, un montage poignant, et une musique qui rappelle celle d’un film de fiction, mêlant drame et action. Le tout est efficace !
Au final, Christopher Reeve apparaît dans ce Super/Man comme un être extra-ordinaire, probablement l’image qu’il aurait souhaité que l’on retienne de lui…
Rencontre au Festival du Film de Zurich (ZFF) avec les réalisateurs qui ont présenté leur film dans la section Gala Premieres :
On entend Christopher Reeve parler et se raconter. Dans le générique il est indiqué que sa narration est issue de livres audio. Quand ont-ils été enregistré, car il semble avoir pas mal de recul sur ce qui lui est arrivé ?
Peter Ettedgu: Le premier livre audio a été réalisé en 1999 , Still Me, et le second, Nothing Is Impossible : Reflections on a New Life, en 2002. Il ne les a pas faits juste après l’accident, ce qui lui a effectivement permis d’avoir du recul.
Superman est certes un super-héros planétaire, mais il représente l’archétype du héros étasunien ; Christopher Reeve, à travers son destin personnel, incarne également la quintessence des valeurs étatsuniennes : le dépassement de soi, la résilience, la force mentale et physique. Vous connectez ces deux archétypes dans votre film…
Ian Bonhôte : Christopher Reeve incarne deux archétypes très naturels. À la base, il était le stéréotype de l’Américain : sportif, intellectuel, compétitif. Il semblait presque « conçu » pour être Superman. Le personnage le plus éloigné de Reeve, c’est Clark Kent. Je pense qu’il a dû davantage jouer Kent que Superman. Les qualités de Superman étaient proches de celles de Christopher, mais celles de Kent, plus faible et discret, étaient moins en accord avec sa personnalité. Quand il entrait dans une pièce, il était souvent le plus intelligent, le plus grand, le plus beau, tout en restant humble et non prétentieux, ce qui lui a permis de tisser de fortes amitiés. Cette quête d’excellence venait aussi des exigences paternelles, très importantes, qui l’ont poussé à devenir cet archétype.
Mais d’un autre côté, il semble avoir regretté de ne pas avoir été reconnu pour des rôles plus exigeants, non ?
Peter Ettedgu: Absolument. C’était un acteur classique, il aimait jouer au théâtre. Après Superman, il a cherché des rôles éloignés de ce personnage, mais les films n’ont pas rencontré de succès. Beaucoup de gens disent que leur film préféré de Christopher Reeve est Piège mortel (Deathtrap de Sidney Lumet, 1982), avec Michael Caine, où il jouait sur une relation homosexuelle pour casser son image, mais le film n’a pas eu de succès commercial. Nous avons lu des essais qu’il avait écrits à l’université de Cornell, où il parlait de Shakespeare, Racine, Corneille… Il était ancré dans le théâtre, et je pense que c’est un grand regret pour lui de ne pas avoir percé dans ce domaine. Quand Superman fait 400 millions au box-office, et que vous êtes connu dans le monde entier, les gens attendent de vous quelque chose de familier…
Il était donc conscient d’être enfermé dans ce rôle. Il a d’ailleurs une réflexion très contemporaine à l’aune du cinéma actuel, quand il parle d’une maladie d’Hollywood qu’il nomme « sequelities » qui fait références aux suites de films à succès…
Peter Ettedgu : Tout à fait. À l’époque, c’était plus difficile qu’aujourd’hui. Joaquin Phoenix, par exemple, peut choisir les projets qu’il aime, même s’il joue dans une suite, il aura toujours du succès. Pour Christopher Reeve, c’était différent. Il a été le premier acteur à jouer un rôle aussi emblématique, qui l’a immédiatement identifié à Superman dans le monde entier. Il a essayé, avant son accident, de sortir de cette image.
Ian Bonhôte : Nous avons voulu produire des métaphores et des parallèles dans le film. Après son accident, il a constamment essayé de s’échapper de sa chaise, tout comme avant, il tentait d’échapper à la gloire de Superman. C’était en quelque sorte sa kryptonite (minerai qui affecte les survivants de la planète Krypton et en premier lieu Superman; n.d.a.).
Est-ce pour cela que vous introduisez un élément visuel symbolique dans le documentaire ?
Ian Bonhôte : Oui, comme pour nos précédents films sur Alexander McQueen (2018) et Rising Phoenix (2020), qui suit l’histoire du mouvement paralympique, nous avons utilisé des effets visuels sophistiqués pour offrir une expérience cinématographique. Dans Super/Man, nous avons développé la métaphore avec une statue de Christopher Reeve dans une position ambiguë. Si elle est orientée vers le haut, il semble prêt à s’envoler ; mais si elle est inversée, on dirait qu’il tombe, et qu’il essaie d’arrêter sa chute avec son bras – ce qu’il n’a pas pu faire lors de l’accident de cheval. À partir de cette statue, nous avons ajouté des éléments sortant de son cou, évoquant la blessure à ses vertèbres.
La couleur verte de ces cristaux renvoie à la kryptonite ?
Ian Bonhôte : Exactement, c’est une manière de matérialiser sa vulnérabilité. Nous voulions montrer que son monde s’était réduit à sa colonne vertébrale, à ses nerfs, après son accident, à cette recherche constante de trouver comment réanimer les interactions nerveuses. L’idée était de relier visuellement son corps à l’espace qu’il habitait en tant que Superman et son espace intérieur.
Peter Ettedgu : C’était essentiel pour nous d’introduire ces éléments visuels pour donner une dimension métaphorique et stylisée à notre film. Les documents d’archives et les interviews sont très littéraux, ces ajouts visuels apportent une beauté cinématographique qui aident à relier tous les éléments du film.
Ian Bonhôte : Oui, et cela permet de créer une identité visuelle reconnaissable dans nos films. Dès le début de notre collaboration avec Peter, nous avons eu cette ambition de créer des documentaires qui se démarquerait par une esthétique cinématographique.
Votre est film est ce qu’on appelle un film de montage. Avec autant d’archives que vous aviez à disposition, de différents formats et sources, quels ont été les défis d’écriture pour créer un récit fluide et cohérent ?
Peter Ettedgu : Avant de visionner les archives, nous construisons l’histoire du film. Nous élaborons un document de quelques pages qui sert de script, ce qui nous aide à structurer la narration. Nous essayons d’organiser les événements du film et, ici, nous avons essayé d’entrelacer le présent et le passé. Cela nous permet aussi de mieux cibler le matériel d’archive, de ne pas se laisser submerger, tout en laissant de la place aux surprises qui peuvent enrichir le film.
Ian Bonhôte : Nous cherchons non seulement à recueillir des informations auprès de nos interviewé·es, mais aussi à susciter leurs émotions. Chaque entretien devient alors une scène à part entière, où l’interviewé·e se transforme en acteur ou actrices. Ces personnes deviennent part entière de l’arc narratif, comme dans un film. Souvent, nous établissons des dialogues entre différentes interviews. Parfois, c’est un échange direct entre deux personnes, parfois nous mettons en parallèle des témoignages différents, ou encore nous faisons dialoguer une archive avec une personne interviewée. Nous pouvons même créer des échos entre les voix, comme en faisant résonner celle de Christopher Reeve avec un témoignage contemporain. En combinant ainsi plusieurs éléments, souvent trois, nous créons une conversation riche et dynamique, semblable à une scène de fiction.
Lorsque nous intégrons des éléments visuels, nous ajoutons une dimension symbolique à notre récit. En revanche, pour apporter des précisions factuelles, nous utilisons les archives. Pour nous, l’archive ne sert pas seulement à illustrer, mais elle contribue à créer un dialogue fluide qui sert l’histoire dans son ensemble.
Comment se fait-il qu’il y ait autant d’archives personnelles de la famille Reeve ?
Ian Bonhôte: Tout a commencé avec l’acquisition d’un caméscope familial. Lorsque Christopher Reeve s’est séparé de la mère de ses deux premiers enfants, qui étaient restés en Angleterre, il a souhaité maintenir un lien avec eux en leur envoyant des vidéos. Bien qu’il ait rapidement abandonné cette idée, il a continué à filmer sa vie, notamment après sa rencontre avec Dana et la naissance de leur fils Will.
Après l’accident de Christopher Reeve, son fils aîné, Matt, devenu réalisateur, s’est intéressé à documenter la vie de son père. Il a ainsi réalisé de nombreuses heures d’enregistrements, à la fois professionnels et personnels. C’est grâce à lui que nous disposons d’un accès privilégié à l’intimité de Christopher Reeve, qui se montrait d’une candeur touchante, acceptant de se laisser filmer dans les moments les plus vulnérables, que ce soit à l’hôpital ou chez lui. Cette générosité est un véritable cadeau pour nous, car il est rare de pouvoir disposer d’un tel matériau pour réaliser un documentaire.
Peter Ettedgu : Pour McQueen, nous avions très peu d’archives, nous devions les étirer et les exploité au maximum, alors qu’ici, nous avions des boîtes remplies de matériel !
Parlons de la musique. Elle fonctionne ici comme dans un film de fiction, soulignant les moments d’action ou les scènes dramatiques. Comment avez-vous travaillé avec Ilan Eshkeri, le compositeur ?
Ian Bonhôte : Nous n’avons pas peur de l’émotion. Le cinéma, c’est avant tout faire ressentir des émotions, et l’histoire de Super/Man va de la science-fiction au drame personnel. Ilan a parfaitement capté cela, tout en s’inspirant du travail de John Williams sans le copier.
Nous assumons pleinement la dimension émotionnelle de nos documentaires. Beaucoup de documentaristes cherchent à l’atténuer, mais nous, nous voulons créer des films à part entière. Pour nous, le cinéma, c’est avant tout un vecteur d’émotions. Bien sûr, le genre cinématographique — horreur, science-fiction, comédie — influence la manière de raconter une histoire, mais l’objectif reste le même : susciter des émotions. Et l’histoire de Super/Man va de la science-fiction au drame personnel. Notre compositeur, Ilan Eshkeri, a eu la tâche complexe de composer une musique qui englobe toute cette palette émotionnelle. Il connaissait bien le travail de John Williams, le compositeur emblématique de la saga Superman. Notre objectif était de nous inspirer de son œuvre, sans pour autant la paraphraser. Nous souhaitions créer une continuité musicale.
Peter Ettedgu: La musique de Williams représente Superman, celle d’Eshkeri représente Christopher Reeve. De même que nous suscitons une conversation entre les différents éléments du récit, nous instaurons également un dialogue au niveau de la musique.
Ian Bonhôte : Ilan a modernisé certaines instrumentalisations Williams afin qu’elles reflètent l’homme et non plus le super-héros. Cela est dans la continuité de ce que nous faisons dans le récit, en interconnectant le Superman du passé et le présent de Christopher une fois devenu handicapé. La musique aide à faire ces transitions.
De Ian Bonhôte et Peter Ettedgu; avec Christopher Reeve, Dana Reeve, Matthew Reeve, Will Reeve, Alexandra Reeve Givens, Robin Williams, Susan Sarandon, Glenn Close, Bill et Hillary Clinton, Barack Obama, Gae Exton; États-Unis, Royaume-Uni; 2024; 104 minutes.
Malik Berkati, Zurich
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