Who’s afraid of Alice Miller? de Daniel Howald – «Un voyage dans le traumatisme refoulé de la mère »
Évidemment, le titre du film dernier film du cinéaste et producteur suisse Daniel Howald fait immédiatement penser à celui du dramaturge étasunien Edward Albee et sa pièce de théâtre Qui a peur de Virginia Woolf ? (Who’s Afraid of Virginia Woolf?) lui-même inspiré de la chanson qui rythme Les Trois Petits Cochons (Three Little Pigs) de Disney – Qui a peur du grand méchant loup ? (Who’s Afraid of Big Bad Wolf). Cette analogie est extrêmement pertinente dans la dimension psychologique de double contrainte dans la structure familiale hiérarchique qui anime la pièce de théâtre comme ce film.
Ce documentaire a priori intimiste, puisqu’il s’agit du voyage d’un fils dans le passé de sa mère pour essayer de dénouer quelque peu la pelote du traumatisme qui le poursuit jusque dans sa maturité, débute visuellement et narrativement comme un film d’espionnage mettant en scène dans un cadre tamisé Martin Miller face à Cornelia Kazis, journaliste de la SFR. Ils regardent un extrait d’une émission faite par la journaliste en en 1987 ; elle s’entretient avec Alice Miller sur le sujet de l’enfance maltraitée et la violence sexuelle. Cornelia Kazis avait choisi Alice Miller, forte de ses trois best-sellers internationaux, pour briser ce tabou en Suisse. Cornelia Kazis est ostensiblement encore traumatisée en regardant cet extrait et explique qu’elle a découvert une femme parano, freak control et intrusive jusque dans sa vie privée : « C’était de la pure terreur. »
L’attention est immédiatement happée, on veut en savoir plus !
C’est que Martin Miller est le fils de la célèbre pédopsychologue suisse Alice Miller dont les œuvres et théories sur l’enfance maltraitée ont essaimé dans le monde entier. Ce que l’on découvre très vite avec stupeur, c’est que Martin a été un enfant battu quotidiennement par son père, que sa mère ne l’a jamais protégé, pire, lorsque plus tard son fils lui en a fait grief, Alice Miller a rejeté ses reproches et dans la foulée son fils, l’assimilant à un bourreau ! Après sa mort, Martin va prendre contact avec des contemporains de sa mère et voyager dans les endroits emblématiques de sa jeunesse afin de découvrir ce qu’il se cache derrière ce comportement : la Shoah, l’anéantissement du peuple juif, auquel sa mère et son père ont échappé en Pologne. Car la source de cette contradiction entre la célèbre chercheuse en traumatismes infantiles et la mère destructrice semble bel et bien se trouver là. Jeune juive, Alice Miller a endossé une fausse identité pour survivre au milieu des nazis à Varsovie – et a été contrainte d’assister à toutes les atrocités. Mais Alice a refoulé ces expériences traumatisantes, s’en dissociant pour le reste de sa vie, n’en parlant jamais à Martin, qui ignorait toute cette partie de la vie de ses parents, n’ayant même jamais mis les pieds en Pologne où il avait encore de la famille. Plus Martin creuse la biographie de sa mère, plus il comprend que sa propre douleur émotionnelle est l’héritage de quelque chose qu’il n’a jamais vécu.
Daniel Howald explique sa volonté de faire un film sur l’ombre immensurable de la guerre sur la vie des survivants et leurs descendants :
Il ne reste que quelques personnes parmi nous qui ont vécu l’Holocauste et qui peuvent témoigner de l’horreur indicible. Bientôt, cela ne sera plus qu’un événement du 20e siècle, n’existant que dans les pages des livres d’histoire. En réalité, la guerre et la persécution survivent parmi les descendants des victimes et causent chaque jour de grandes souffrances, et c’est le sujet de ce film. Les traumatismes de guerre graves ne se limitent pas à une seule vie. Ils sont transmis aux générations suivantes. Bien que Martin soit né dans la sécurité de la Suisse en 1950, l’abîme de l’Holocauste continue de faire des ravages en lui aujourd’hui.
Il poursuit :
De plus en plus de recherches montrent que la deuxième génération, les descendants des survivants de génocides et de crimes de guerre, présentent des symptômes de traumatisme extrêmement graves. Et ce, même s’ils n’ont jamais vécu eux-mêmes les événements traumatiques, étant nés après la fin de la guerre. En psychologie, ce phénomène est connu sous le nom d’héritage transgénérationnel. Les parents transmettent inconsciemment à leurs enfants la peur et la souffrance causées par les persécutions. Ces derniers deviennent des adultes, sans jamais comprendre ce qui leur est arrivé, ni être capables de mettre un nom sur la douleur qu’ils ressentent.
Les descendants des auteurs de ces crimes peuvent également en être affectés. Et cela affectera certainement tous les enfants dont les parents nous arrivent aujourd’hui en tant que réfugiés de guerre traumatisés. Plus ces parents se dissocient de leur propre traumatisme de guerre et le refoulent pour survivre, plus ce problème s’aggrave.
Who’s afraid of Alice Miller est également un film de psychothérapeutes: Martin l’est, la cousine de sa mère, Irenka Taurek, qui va le guider et l’épauler dans ce voyage cathartique, l’amie de sa mère, Ania Dodziuk, qu’ils rencontrent à Varsovie, le sont également, ainsi que l’analyste d’Alice Miller, Oliver Schubbe, qui témoigne dans le film car sa patiente l’avait expressément délié de son secret thérapeutique une fois décédée. C’est pourquoi, le film est également psychologisant – dans le bon sens du terme – tout comme son auteur :
Ce film examine une façon d’affronter ce traumatisme héréditaire. Martin part à la découverte et à l’exploration de ce que sa mère a vécu dans le passé. En acquérant des connaissances et en prenant conscience des expériences non exprimées de leurs parents, les enfants peuvent comprendre leurs propres sentiments et déterrer la cause profonde qui a été dissimulée dans l’obscurité. Martin a participé à la guerre, même s’il ne l’a jamais vécue lui-même. Le fait d’accepter ce contexte et les connaissances qui lui ont été cachées l’aide à résoudre son traumatisme transgénérationnel.
Dans l’histoire de Martin, l’historique et le personnel s’entremêlent de manière profonde et unique. Il est l’héritier émotionnel de sa mère, qui s’est dissociée de toutes ses forces de son propre traumatisme de guerre et qui, en même temps, a vu et dénoncé les mécanismes de la violence avec une vision presque prophétique. Elle a été l’une des premières à aborder ouvertement le sujet des abus sexuels et elle s’est activement opposée à la violence physique envers les enfants, écrivant même des lettres sur le sujet au pape et à des politiciens de premier plan. Mais dans sa vie personnelle, elle était une personne totalement différente. Elle y rejoue inconsciemment son traumatisme refoulé. Percevant son propre fils comme le persécuteur, la guerre se poursuit en elle. Il y avait deux Alice Miller, et entre elles, il y avait un mur.
Avec ce voyage dans le passé de sa mère, Martin tente de faire une brèche dans ce mur et de comprendre dans ses strates pourquoi il a eu une enfance si malheureuse et une relation avec sa mère dans la vie adulte aussi toxique. Petit à petit, l’image de ses parents devient moins floue et si quelques réponses viennent nourrir son questionnement permanent, l’apaisement lui ne peut venir que par un lâcher prise. Martin répète plusieurs fois au fil du voyage qu’il comprend maintenant certaines choses mais ne peut les accepter.
« Je peux ressentir les sentiments de mes parents, mais je n’ai aucun lien avec cette réalité.»
Plus il avance dans l’histoire refoulée, plus il comprend qu’il faut qu’il prenne du recul et fasse un pas de côté car son traumatisme ne se cicatrisera pas dans la seule compréhension du trauma de ses parents, l’injustice faite à quelqu’un.e ne pouvant excuser une injustice portée à autrui. En revanche, briser le cercle vicieux du silence et de sa violence directe ou indirecte est d’une importance capitale, comme l’écrivait bien à propos Alice Miller :
« Les conséquences dévastatrices du traumatisme des enfants se répercuteront inévitablement sur la société. »
Les parents de Martin se sont réfugiés en Suisse dans les années 1950. Alice Miller, psychologue pour enfants de renommée mondiale, a connu la gloire dans les années 1970. Son père, Andrzej Miller, était professeur de sociologie et secrétaire général de la Rektorenkonferenz der Schweizer Universitäten (Conférence des recteurs des universités suisses). Après avoir suivi une formation d’instituteur, Martin a étudié la psychologie et travaille aujourd’hui comme thérapeute. Immédiatement après sa naissance, il a été confié à des proches. Il a passé les premiers mois de sa vie avec sa cousine, Irenka. Pour Martin, Irenka – décédée quelques mois après le tournage – représente la mère qu’il n’a jamais eue, c’est pourquoi elle a une place aussi importante dans ce voyage. Martin a ensuite été placé dans un foyer pour enfants et n’est retourné chez ses parents qu’à l’âge de cinq ans. À la maison, il était battu et humilié. Il a passé les dernières années de son enfance dans un pensionnat catholique, synonyme pour lui de délivrance de son père. Ce qui est incroyable dans cette histoire, c’est que sa mère ne s’est jamais interposée, n’a jamais protégé son fils, pire, lorsque celui-ci lui en demandait explications, la confrontait à ses manquements, elle s’en prenait à lui, le traitant de bourreau, le comparant à son père et même à Hitler !
« Qu’est-ce qui pourrait tourmenter un enfant plus que l’inconscient de sa mère ? »
disait avec pertinence Alice Miller.
L’enquête fascinante quasi archéologique de Martin implique également une chercheuse spécialisée sur la Shoah, Katrin Stoll, un journaliste allemand, Martin Sander, basé en Pologne qui écrit un livre sur la résistance à Varsovie contre l’occupant (Everyday Life and Resistance in Occupied Warsaw), une scientifique culturelle, Elżbieta Janicka, dont les recherches portent principalement sur l’antisémitisme en Pologne jusqu’à nos jours, et un historien, Matan Shefi qui travaille au Centre de généalogie juive et d’héritage familial, une branche de l’Institut historique juif de Varsovie et qui a ces mots envers un Martin un peu déçu quant aux déductions qui peuvent être faites par la découverte d’éléments archivés :
« C’est la partie tragique de la recherche à travers les documents. Nous obtenons quelques détails, mais nous n’obtenons jamais toute l’histoire. »
Ensemble, ils essaient de constituer une réalité, mais qui s’interprète pour chacun.e de manière légèrement différente, ceci d’autant plus que les versions des contemporain.es s’entremêlent aux bribes de souvenirs de Martin et à celles des spécialistes. In fine, c’est à Martin Miller de trouver sa version pour essayer de comprendre ce que ses parents projetaient sur lui.
Cinématographiquement, Who’s afraid of Alice Miller ? est très engageant, avec une belle composition de l’image et de la facture du cadre qui soutiennent prestement le contenu narratif en jouant sur les éclairages, la mise en place et les déplacements de caméra, combinant les grands panoramas des paysages avec l’intimité des gros plans sur les et les plans plus resserrés dans les intérieurs. La musique et le design sonore offrent un écrin très subtil à l’intrigue de film noir et à la dramaturgie sans appuyer sur le ressort captieux.
La lecture de lettre d’Alice à son fils sont très bien lues/jouées, des lettres cruelles, méchantes, parfaitement interprétées par la grande actrice allemande Katharina Thalbach et l’acteur suisse Hanspeter Müller-Drossaart lisant/jouant celle de son fils.
Le mot de la fin à Martin Miller :
« Elle a créé dans ses livres une Alice Miller qu’elle aurait voulu être mais qu’elle n’a jamais été. »
Le film est à l’affiche à Genève et Lausanne.
De Daniel Howald ; Suisse ; 2020 ; 101 minutes.
Malik Berkati
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