#BackToCinema : Moscou aller simple! De Micha Lewinsky met en scène le scandale des fiches à travers une comédie – sortie le 24 juin 2020 en Suisse romande
Le genre de la comédie est certainement le plus difficile à manier de manière équilibrée dans l’art cinématographique, c’est pourquoi d’ailleurs il polarise autant les spectateurs dans leurs appréciations et amène parfois de véritables fronts à fronts publics sur certains films à gros succès (nous n’en citerons pas mais le cinéma français par exemple en est truffé).
Image courtoisie Vinca Film
Moscou aller simple! (Moskau Einfach!) de Micha Lewinsky – qui avait fait l’ouverture des 55e Journées de Soleure et pour lequel Miriam Stein a reçu le Prix du cinéma suisse 2020 en tant que meilleure interprétation féminine – essaie justement d’équilibrer le genre et le propos de manière assez réussie. Bien sûr, appréhender une phase historique et politique par la bande du comique amène à une certaine stéréotypisation des personnages et des situations de comiques attendues, mais ces procédés sont d’une efficacité redoutable pour embarquer mine de rien le spectateur sur une histoire plus profonde qu’il n’y parait lorsqu’ils sont maîtrisés. Micha Lewinsky parvient ici à amener plusieurs niveaux d’intérêt sur la situation politique, économique, historique et artistique de la fin des années 80 en Suisse. Bien sûr il n’y a pas l’espace pour contextualiser en profondeur ces aspects, mais le but n’étant pas de faire un documentaire, ou pire, un cours didactique, le film vise juste : divertir les spectateurs avec une comédie romantique sur fond historico-politique.
Shakespeare am Zürisee
L’histoire commence à l’automne 1989 – à Berlin, le Mur va bientôt tomber; en Suisse, la police politique surveille des centaines de milliers de personnes. Viktor (Philippe Graber), un employé zélé de la police est infiltré par son supérieur Marrog (Mike Müller) au Schauspielhaus, le fameux théâtre de Zurich, afin d’y collecter des informations sur les gens de gauche qui y travaillent. Cela tombe bien, le célèbre metteur en scène subversif allemand Heymann (Michael Maertens) vient y mettre en scène sa dernière pièce : La Nuit des rois et une place de figurant est libre. Viktor entre dans ce milieu comme il entrerait dans la 4e dimension et bien sûr son regard unilatéral sur les choses du monde va se développer et, quand l’actrice Odile (Miriam Stein) va commencer à s’intéresser à ce drôle d’oiseau, son champ de vision va largement s’ouvrir, à la mesure de ses sentiments. S’en suit un classique du genre : conflit de conscience et de loyauté, essayer de concilier de le tout avant de réaliser que dans la vie il faute faire des choix.
Photo Ona Pinkus, Image courtoisie Vinca Film
Au-delà du fond politico-historique – qui a le mérite de montrer s’une manière très simple l’imbrication très serrée du monde économique (ici à Zurich bien sûr le secteur des banques incarné par Peter Jecklin qui joue le père influent d’Odile) dans la politique, que ce soit dans son implication contre l’initiative populaire « pour une Suisse sans armée et pour une politique globale de paix » qui elle aussi est concomitantes aux événements de l’année 89 ou tout simplement des pressions qu’il peut exercer au quotidien en ayant un accès privilégié aux rouages de l’État, même celui de la sécurité d’État ! – il y a aussi ce procédé narratif très pratique, et disons-le peu original mais efficient, de la mise en miroir d’une pièce de théâtre qui se monte dans un film. Cela permet au passage d’égratigner assez gentiment le monde de l’art, particulièrement quand celui-ci se revendique de la radicalité, des grands principes et de la subversion mais nage dans les petitesses hypocrisies, les leviers de pouvoir et l’autophilie. On regrettera tout de même dans ce scénario bien ficelé le manque d’évolution, ou plutôt l’évolution extrêmement prévisible des personnages principaux qui eux, malheureusement, répondent à tous les codes archi connus du genre ; ce qui n’empêche leurs acteurs et actrices de parfaitement les interpréter.
Photo Ona Pinkus Image courtoisie Vinca Film
Contexte de la surveillance d’État
Pendant la Première Guerre mondiale, la Confédération intensifie ses activités de surveillance et crée en 1917 un Office central de la police des étrangers (1909-1998) au sein du Département fédéral de la police (1841-1991), qui enregistre tous les étrangers en Suisse. Afin de donner un meilleur aperçu de l’activité, le ministère public de la Suisse a introduit les fiches à partir de 1930.
En 1935, un service de police a été créé au sein du ministère public de la Suisse: La police fédérale était divisée en une police politique (protection préventive de l’État) et une police judiciaire (protection répressive de l’État). Alors que pendant la Seconde Guerre mondiale, le Service de sécurité de l’État suisse surveillait principalement les nazis allemands et les fronts suisses, pendant la guerre froide, l’accent a été mis à nouveau sur les activités de gauche.
Parallèlement aux activités de surveillance de l’État, le politicien zurichois du FDP Ernst Cincera a créé son propre fichier avec au moins 3500 personnes enregistrées soupçonnées de représenter une menace pour l’État. Cincera avait également employé ses propres informateurs à cette fin. Le 20 novembre 1976, les activités d’espionnage privé de Cincera ont été découvertes par des militants de gauche.
Le 22 novembre 1989, toute la Suisse apprend que des centaines de milliers de citoyens étaient mis sous surveillance.
L’affaire Kopp (première femme à accéder au Conseil fédéral, membre du Parti radical-démocratique, Elizabeth Kopp a dû démissionné en 1989 suite à un scandale l’associant à son mari : elle lui avait transmis des renseignements confidentiels concernant une enquête menée contre une société à laquelle il était lié) est le départ à ce déballage : une commission d’enquête parlementaire chargée de faire la lumière sur cette affaire découvre une énorme collection de fiches dans les bureaux de la police fédérale. Il s’avèrera que 900’000 personnes étaient sous surveillance et fichées, principalement des militants de gauche. Cette révélation a fait trembler les ressorts démocratiques de la Suisse et si depuis ce scandale un tel fichage des citoyens à large échelle n’existe plus, les menaces terroristes ont réactivé le renforcement de la loi sur le renseignement, avec cependant de nombreux garde-fous. Il n’en reste pas moins que le scandale hante encore la mémoire collective et le sujet reste très épineux avec des soupçons venant des milieux politiques ou citoyens militants d’existence de fichiers de renseignements pouvant déborder du cadre stricte de la loi.
De Micha Lewinsky ; avec Philippe Graber, Miriam Stein, Mike Müller, Michael Maertens, Eva Bay, Urs Jucker, Oriana Schrage, Fabian Krüger, Thomas Douglas, Ingo Ospelt, Peter Jecklin; Suisse ; 2020 ; 98 minutes.
Malik Berkati
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