Berlinale 2022 – Compétition : L’œuvre de géométrie cinématographique d’Ursula Meier se poursuit avec La Ligne
À l’instar de Home ou L’Enfant d’en haut (Ours d’argent – mention spéciale du jury à la Berlinale 2012), l’histoire qui débute dans La Ligne n’a rien d’extraordinaire, si ce n’est ce petit élément déclenchant qui pousse la normalité juste ce qu’il faut dans la direction de la marge pour accrocher notre attention. Le génie d’Ursula Meier est dans l’approche de son objet cinématographique, son écriture qui sublime les univers et les situations a priori banales. Mine de rien, au fil du temps, le public passe d’un poste d’observation face à l’écran à une position d’inflitré∙e dans l’histoire narrée. Par quel moyen ?, on ne le sait pas vraiment ! La réalisatrice parvient, par petites touches effleurées, à provoquer de grandes émotions liées à l’intime, à la familiarité des configurations, sans jamais essayer de forcer le sentiment, de sur-expliquer les intentions. Nous adhérons à sa proposition un peu malgré nous, soudainement, on réalise que l’on se trouve en plein dedans, au milieu de ses personnages, à les regarder évoluer autour de nous. Ursula Meier est tout simplement une magicienne !
Loin de l’image d’Épinal, la Suisse de la cinéaste est celle des gens normaux qui ne vivent pas avec des francs suisses pleins les yeux, mais comme tout le monde, avec leurs difficultés, leurs appartenances de classe, leurs désirs et leurs souffrances. Le décor reste au loin – il est certainement beau, mais la caméra de la réalisatrice (tenue avec justesse comme pour ses œuvres précédentes par Agnès Godard) ne le magnifie jamais ; il ressemble plutôt, dans la froideur des saisons et des couleurs, à la vie des gens qui, elle, n’est pas forcément belle.
Comme dans ses précédents films, Ursula Meier use de la géométrie comme outil narratif ; aux horizontalités, aux verticalités, aux profondeurs qui tiennent à distance vient s’ajouter LA ligne. Bleue comme celles du marquage des pistes de courses de ski – à la fois lignes idéales et de sécurité – , elle est la limite que ne doit pas franchir Margaret (Stéphanie Blanchoud à l’amplitude de jeu phénoménale !). La jeune femme est en effet sous le coup d’une mesure d’éloignement de 100 mètres pendant trois mois, après une violente dispute avec sa mère Christina (Valeria Bruni Tedeschi) qui a fini à l’hôpital. Cette ligne va cristalliser toutes les tensions et les dysfonctions qui caractérisent cette famille. Chaque jour, Margaret va se rendre de son côté de la ligne pour rester en contact avec sa petite sœur Marion à laquelle elle donne des cours de chant (Elli Spagnolo ; encore une fois, Ursula Meier démontre sa capacité à découvrir et à mettre scène de jeunes acteurs – comme elle l’avait fait avec Kacey Mottet-Klein en 2012, il est à parier que le rôle de Marion mettra le pied à l’étrier d’une carrière à cette jeune fille !). Juchée sur le talus qui fait face à la maison, elle essaye désespérément d’apercevoir sa mère, de savoir comment elle va.
L’écriture de l’histoire est d’une grande intelligence, provoquant assez de contrastes entre les différents personnages sans les caricaturer. Ursula Meier a écrit son scénario avec son complice de toujours, Antoine Jaccoud, ainsi que Stéphanie Blanchoud, actrice et chanteuse qui a initié l’idée du film. Chacune des filles de Christina porte en elle une caractéristique qui la rend très différente des autres tout en leur faisant contrepoint. Margaret, casse tout, objets et relations, elle se bat contre tout et tout le monde, mais surtout avec elle-même, pour preuve les cicatrices qui jalonnent son épiderme. Elle va casser la famille, cependant, autour de cette cassure, elle va la réunir, chacun∙.e de son côté de la ligne, mais avec à nouveau cette possibilité – qu’elle soit prise ou pas – de s’entrevoir. Sa sœur Louise (India Hair), enceinte de jumelles (décidément ce récit est une histoire féminine !), est la pragmatique de la famille, c’est elle aussi qui apporte au film du comique de situation, des respirations bienvenues dans un drame prenant. La petite dernière, « le miracle » comme le dit sa mère qui l’a eue tard, est dans l’adolescence, avec les pulsions mystiques que cette période peut produire à cet âge. Elle prie et a la foi en un retour en grâce familial. Et au-dessus de ces filles, leur mère, drapée dans une attitude de Mater Dolorosa, certes victime de la violence de Margaret, mais égotiste, extrêmement dure, maltraitante psychologiquement avec celles pour lesquelles elle se serait sacrifiée sans jamais n’en avoir reçu aucune récompense. La preuve, sa fille musicienne, pleine de talent, qui aurait pu faire la carrière de soliste que Christina n’a pas eu à cause de sa maternité, gâche son don dans la musique pop-rock…
La finesse des trois scénaristes est de ne pas nous rendre les deux protagonistes qui fixent la situation totalement antipathiques. C’est ce qui rend bouleversant certaines scènes, sans effets ni pathos ni mélo, les émotions montent comme une vague dans les yeux, car oui, on ne saurait juger ou choisir, il n’y a pas de camps, il n’y a pas de mauvaise, de méchante ; il y a deux femmes à la fois impérieuses et impuissantes qui se défient, comme dans un western, qui tentent de toutes leurs forces et les moyens à leur disposition de dépasser les mots et les actes de haine qui encoffrent probablement un amour infini. Le duel de fin est à cet égard empoignant.
La Ligne, c’est aussi l’émotion de voir à nouveau, même si ce n’est que dans une apparition, Jean-François Stévenin dans le rôle du pêcheur qui donne du travail à Margaret et semble être le seul à encore supporter son comportement destructeur.
Lors de la sortie suisse du film, vous trouverez dans nos pages l’interview faite lors du festival avec Ursula Meier et Stéphanie Blanchoud.
[Mise à jour 11.01.2023: lire ici les entretiens.]
D’Ursula Meier; avec Stéphanie Blanchoud, Valeria Bruni Tedeschi, India Hair, Elli Spagnolo, Dali Benssalah, Benjamin Biolay, Eric Ruf ; Suisse, France, Belgique ; 2022 ; 101 minutes.
Malik Berkati, Berlin
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