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Cannes 2021 – H6 de Ye Ye en sélection officielle (séances spéciales) : Dans l’antre foisonnante d’un hôpital chinois

Diplômée en sciences, en arts plastiques, en design et en cinéma, Ye Ye travaille en Europe et en Asie, où elle pratique plusieurs métiers, allant du design aux  effets visuels de cinéma, en passant par l’architecture, la céramique ou le land-art. Sa marque de fabrique : mettre sa créativité, ses capacités visuelles et narratives au service du fond et de la forme de chacun de ses projets.
H6 est son premier film documentaire pour le cinéma et le fait qu’il se retrouve directement en sélection officielle au Festival de Cannes 2021 – séance spéciale hors compétition – est parfaitement mérité, tant ce documentaire allie avec finesses observation anthropologique à un sens aigu de la composition cinématographique, de son rythme et sa tension.

H6 de Ye Ye
Image courtoisie SaNoSi Productions

L’hôpital du Peuple n°6 est l’un des plus grands de Shanghai. C’est une ville dans la ville où se côtoient personnel médical, patients et familles aux vies bouleversées. Ye Ye embarque ses spectatrices et spectateurs dans cette ruche en constante effervescence par le procédé classique de destins croisés qui, entrelacés les uns aux autres, dessinent  un portrait de la Chine d’aujourd’hui oscillant entre capitalisme d’État, hyper modernité et culture traditionnelle. Les accidents de la vie, quelle que soit la partie du globe où l’on se trouve, transportent dans leurs sillages souffrances, larmes et désespoirs, mais il est des endroits sur cette planète où la structure sociétale donne peu ou prou une égalité de chance dans l’éducation et l’accès à la médecine. La République populaire de Chine ne fait pas partie de ces États. C’est cette lutte permanente pour trouver les moyens de se soigner qui tend le fil narratif de H6 à travers ces petites gens qui, à côté du drame qu’ils et elles doivent gérer, soumettent leurs émotions au stress des décisions à prendre et des sacrifices à faire. Cette violence capitalistique est cependant contrebalancée par un sens de l’humour cathartique, et de poignantes scènes de tendresse et de preuves d’amour des proches à leurs malades.

H6 s’ouvre sur une séquence calme dans le décor d’une Chine rurale comme on la connaît dans les films indépendants que l’on voit sur nos écrans occidentaux. Quatre minutes plus tard, une femme dit qu’elle se change et qu’elle part. Coupe sur un carton où est inscrit le nom de la réalisatrice et subitement on entre dans un univers urbain qui fourmille de monde. Le premier protagoniste que nous allons suivre apparaît, dans une gare et, si on n’y prête pas attention, on continue à le suivre en pensant que nous sommes toujours dans la gare. En réalité, dans un montage ciselé, nous voilà dans le hall de l’hôpital, en tous points semblables à un hall de gare, avec de longues files devant des guichets et des tableaux d’affichage sur lesquels est inscrit : « Spécialiste, complet ». Cette entrée en matière est vertigineuse, ceci d’autant plus qu’une drôle d’atmosphère s’en dégage : malgré le monde qu’il y a partout, il n’y a pas de brouhaha.

Le ventre du sujet

Tout à un coût, c’est vrai. Mais personne ne devrait être obligé de supporter seul.e le coût de sa vie ou de sa mort, de sa validité ou de son invalidité. Dans H6, tout est payant, de l’opération vitale à l’aide-soignante du service engagée directement par les familles et qui par ailleurs regarde les cours de la bourse sur son téléphone quand elle n’a rien à faire. Tout est compté et décompté. Certain.es vendent des biens, des maisons, appartements, des terrains ou empruntent pour payer ces opérations. Des dilemmes existentiels se posent et empoisonnent les esprits des familles comme des malades : péjorer l’avenir de toute la famille ou se laisser aller à son destin ? C’est qu’il y a aussi beaucoup de fatalisme dans les propos des un.es et des autres, une option mentale et psychologique qui n’est pas synonyme de renoncement ou passivité mais, pour les cas les moins graves, d’encouragement et, pour les cas plus graves, une possibilité de faire un choix sans avoir à totalement l’assumer.

H6 de Ye Ye
Image courtoisie SaNoSi Productions

Au-delà de cette oppression pécuniaire, il y a dans ce film ce qui fait le suc de la vie, beaucoup de tendresse et d’amour. Comme ce vieil homme de septante-neuf ans qui, vu son âge, ne peut pas emprunter d’argent et, s’il veut aider sa femme, doit vendre son appartement ;  son fils est au Japon ne peut visiblement pas l’aider ; quelle émotion de le voir jour après jour s’occuper de sa femme, alitée dans son lit de souffrance, lui parler, sécher ses larmes comme celle de sa bien-aimée, l’encourager, lui poser délicatement une fleur sur la poitrine ou simplement la regarder avec une infinie tendresse. Ou ce père, qui chante dans le couloir pour sa fille accidentée, les visites  étant limitées à une demi-heure par jour !

Les proches des malades se retrouvent devant les services, interagissent et finissent par former une petite communauté dans le malheur pendant un certains temps ; ils blaguent ensemble, dorment dans les couloirs les uns à côtés des autres – certain.es sont à 31 heures de train de là –, s’encouragent. Lorsque l’on voit l’importance des familles dans le fonctionnement du milieu hospitalier chinois, on se demande avec effroi comment a été vécu en temps de pandémie et l’exclusion des familles des hôpitaux – comme partout dans le monde. Dans une autre perspective et intention narrative, le film de Ai Weiwei, Coronation, est à cet égard impressionnant à visionner.

— H6 de Ye Ye
Image courtoisie SaNoSi Productions

Toujours dans un écrin de pudeur, il y a beaucoup de pleurs, de mines en grand souci, mais aussi de rires, de sourires, de tentatives de se soutenir, d’optimiser. Dans un film de fiction, la réalisatrice aurait pu être tentée, comme nombre de cinéastes, par l’applique dramaturgique du pathos ; ici pas l’ombre d’une manipulation, aucune hystérie, aucune sensation de voyeurisme, simplement le dessin d’une mosaïque d’émotions, de sensations et de visages. Ye Ye prend soin de rythmer son documentaire entre les destins personnels les séquences de fonctionnement de l’hôpital – tellement grand que l’on a l’impression d’être dans une immense usine, avec par exemple les perfusions qui sont montées à la chaîne, et qui emploie toutes sortes de personnels comme ce vieux médecin fantasque et à moitié bigleux qui réduit les fractures en sautant pour prendre de l’élan avant de tirer sur le membre, méthode qui semble parfaitement fonctionner  –  afin d’éviter l’ennui et l’installation des spectateurs et spectatrices dans un état d’esprit. Mentionnons également le montage au cordeau des histoires des différent.es protagonistes, maintenant une tension qui veut que l’on espère savoir comment/si les choses se résoudront ; cette petite fille, par exemple, écrasée par un bus et dont le grand-père, marchand de fruits et légumes dans la rue, se bat avec acharnement pour que la compagnie paie les soins, ce qui n’est pas gagné d’avance !

Ye Ye, suivant son esprit de bienveillance avec ses protagonistes, clôt son film sur une danse de place (guangchangwu) qui assainit le corps et l’esprit ; cela nous fait du bien à nous aussi !

De Ye Ye ; France ; 2021 ; 114 min.

Malik Berkati

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