Cannes 2021 : Little Palestine – Diary of a Siege – Le journal filmé par Abdallah Al-Khatib du siège brutal imposé par le régime syrien au camp de réfugiés palestinien de Yarmouk
Abdallah Al-Khatib est étudiant en sociologie à l’Université de Damas quand la révolte explose dans les rues syriennes. À ce moment-là, il n’a aucune espèce d’expérience filmique que celle que tout le monde a de nos jours avec les nouvelles technologies. Il travaillait pour l’UNWRA (Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient) et du jour au lendemain, les rôles sociaux établis se sont transformés dans l’urgence de cette révolte politique. Al-Khatib explique comment il est arrivé à filmer ce journal qui suit le destin des civils pendant le siège :
Hassan Hassan, mon ami très proche, s’est intéressé à la réalisation d’un film dès le début des événements. Lorsqu’il a décidé de quitter le camp après l’intensification du siège, il m’a confié sa caméra. En fait, la première séquence que j’ai filmée a été son départ : nous étions tous deux en scooter, en train de discuter. Une fois arrivé au poste de contrôle, il a été détenu par les forces du régime syrien et est finalement mort sous la torture.
Hassan est parti, sa caméra est restée en ma possession. Je ne savais pas comment m’en servir, mais je me sentais obligé de filmer et de documenter notre quotidien et les crimes commis par le régime syrien contre les Palestiniens. J’ai commencé à filmer et à compiler des séquences, mais je me suis abstenu de les mettre en ligne et de les faire circuler, sans vraiment réfléchir à comment, quand et qui pourrait utiliser ce matériel. Je ne considérais pas ces images comme ma propriété personnelle, car elles capturaient des réalités et des histoires de personnes vivant en état de siège. Ma seule préoccupation était qu’elles soient utilisées dans un contexte qui rende justice à la souffrance des gens. Je filmais sans imaginer qu’un jour, j’envisagerais de réaliser un film à partir de tout cela. Je ne savais pas que je survivrais au siège.
Ce n’est que bien plus tard, réfugié en Allemagne après que Daesh a pris le contrôle du camp en 2015, que le jeune homme s’est rendu compte du matériel qu’il avait et de ce qu’il pouvait en faire. Le travail d’écriture et d’édition effectué alors par Abdallah Al-Khatib est extrêmement précis et pensé. Il ne s’agit pas de faire pleurer dans les chaumières mais de rendre justice à un lieu et un peuple qui résiste – ici et ailleurs – toujours avec dignité et pugnacité aux injustices et atrocités qu’on lui fait subir depuis des décennies. Le chant d’amour Abdallah Al-Khatib n’est jamais dans la victimisation, toujours dans l’engagement et la résistivité et s’il protocole le quotidien des habitants assiégés par les bombardements, les déplacements et la faim, il montre également cette capacité à survivre par le rassemblement, la solidarité, le fait de continuer à envoyer les enfants à l’école, à jouer de la musique, à se réjouir des moments tels que les mariages ou naissances.
Le quartier de Yarmouk à Damas en Syrie a abrité le plus grand camp de réfugiés palestiniens au monde de 1957 à 2018. Lorsque la révolution syrienne éclate, le régime de Bachar Al-Assad voit en Yarmouk le refuge des rebelles et de la résistance et met en place un siège à partir de 2013. Peu à peu privé de nourriture, de médicaments et d’électricité, Yarmouk a été coupé du reste du monde. C’est littéralement le cas, tout d’abord par le siège d’un autre âge qui consistait à affamer la population et parce que, même en se triturant les méninges et la mémoire, difficile de se rappeler avoir entendu parler du calvaire subit par les habitants de Yarmouk. Des centaines de vies ont été irrémédiablement transformées par la guerre et le siège – de la mère d’Abdallah, qui est devenue une infirmière s’occupant des personnes âgées dans le camp, aux militants les plus féroces dont la passion pour la Palestine a été progressivement minée par la faim…
« Vous ne nous exilerez pas de notre camp »
est tagué sur un mur.
C’est que le traumatisme des expulsions affleure tout au long du film où de nombreuses personnes refusent de partir. Le traumatisme de 1948, vécu ou hérité, puis les différentes vagues d’expulsions dans les décennies qui ont suivies. Quand Abdallah Al-Khatib demande à une vieille dame pourquoi elle n’est pas partie comme tant d’autres ?
« Tu veux ajouter une blessure à une autre mon garçon? La première ne suffit pas? »
Comme partout où l’on voit des Palestinien.nes, à travers toutes leurs générations, on est frappé par cette sensation d’impossibilité de les faire plier, malgré les offenses que leur fait l’humanité. Du plus jeune au plus vieux, ils ont cette capacité à perpétuer à leur niveau la lutte pour leur dignité et liberté, ils ne se résignent pas, ils ont une dose de vitalité collective hors du commun et, malgré les malheurs, toujours cette capacité à faire sourire et rire les enfants, mettre de la poésie dans le récit de leurs injustices, quelles soient ici ou là-bas.
Un homme, tel un défi :
« Nous sommes des Palestiniens ; nous continuerons à célébrer nos fêtes, marier nos enfants ! »
Le film est commenté par une voix off lisant des extraits du texte d’Abdallah Al-Khatib – The Forty Rules of Siege (Les quarante règles d’un siège) – qui illustrent pleinement, et dans une phraséologie à la beauté poignante, le fil narratif visuel.
« En temps de siège, les gens marchent continuellement dans des secteurs aux limites fragmentées, ils récoltent des bouts de sourires que la mort n’a pas fauchés la nuit précédente.(…) Marcher en temps de siège, c’est l’arme ultime pour défendre les détails. »
Le processus dramatique d’asphyxie du camp se forme sous nos yeux. Les jeunes commencent à s’activer pour la communauté, les gens s’entraident, la mère d’Al-Khatib se transforme en infirmière et passe chez les personnes âgées pour leur prodiguer des soins médicaux. Une scène particulièrement éloquente frappe le spectateur en pleine tête : des femmes et des hommes, des médecins et infirmier.es réuni.es en silence, sous la pluie, face à l’hôpital bombardé ; un homme s’adresse en anglais à l’ONU, à L’UNWRA, au Croissant rouge, à la Croix rouge et leur dit
Nous sommes dans le camp de Yarmouk pour les réfugiés palestiniens, nous vous appelons, nous vous implorons, nous n’avons pas de médicaments, nos bandages sont fait de couvertures, on utilise nos keffieh pour se panser, l’homme qui saigne n’a rien pour stopper le sang, nos blessures saignent jusqu’à la mort, où êtes-vous Croix-Rouge? Vous représentez le Christ, le Christ est Palestinien! C’est un réfugié au paradis !
Oui, c’est ce qu’on se demande. Où sommes-nous ? Les habitants du camp ont même fait défiler leurs morts de faim dans leur linceul, mais qui les a vus, les a entendus ?
Plus on avance dans le temps, plus on voit des bébés sous-nourris, des enfants malingres avec de grands yeux noirs avides de nourriture, avides de vie. Plus la situation se dégrade, plus les gens doivent lutter contre eux-mêmes pour rester solidaire dans l’adversité qui ne peut être surmontée que collectivement.
En forme d’épilogue, voici quelques faits :
181 personnes sont mortes de faim pendant le siège de Yarmouk. En 2015, le soi-disant État islamique a pris le contrôle du camp. En 2018, pour soi-disant nettoyer le camp de l’EI, les avions russes l’ont bombardé et l’armée syrienne l’a détruit à 80% tout en permettant aux tenants de l’EI de s’échapper dans le désert syrien. Depuis, le régime empêche les gens de retourner dans leurs maisons détruites. Les habitants du camp ont été dispersés dans le monde entier.
« Ma mère, Umm Mahmoud et moi, sommes maintenant en Allemagne. Umm Mahmoud rêve toujours de pouvoir retourner dans le camp de Yarmouk car ainsi son vieux rêve de retourner en Palestine deviendrait réalité. »
Le film était présent aux Visions du Réel 2021 où il a reçu le Prix Interreligieux, et présenté à l’ACID durant le festival de Cannes 2021.
D’Abdallah Al-Khatib; Liban, France, Quatar; 2021; 83 minutes.
Malik Berkati
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