Entretien avec MFA Kera, précurseure de l’Afro Soul, qui sort un bel album métis des genres et des thématiques: Humans, Humans!
Parfaite figure de l’universalité africaine, MFA Kera est née à Madagascar, a grandi au Sénégal, a vécu à Paris, aux États-Unis et, depuis 1988, à Berlin où elle a créé au début des années nonante avec le musicien de jazz Mike Russel, le Black Heritage Orchestra . La chanteuse malgache est compositrice, productrice et professeure de voix et de chant. Elle s’investit également dans la société civile avec la défense de l’environnement que ce soit à Madagascar où elle soutient le programme de reforestation ou en Allemagne. A cet égard, elle a monté un projet visant à réconcilier l’être humain avec la nature par le biais de la musique et des arts : Trees for the Future. Elle a écrit plusieurs ouvrages pour la jeunesse chez Klett Verlag – Mon premier échange (2015) ; des textes et chansons écrites pour les jeunes et les écoles où de manière ludique elle aborde les questions de la reforestation et d’autres sujets concernant l’environnement ; et le dernier Fatou Rama, une autobiographie.
L’artiste malgache, qui ne cesse de faire des concerts et tournées à l’international, vient de sortir, avec son groupe, un nouvel album studio – Humans Humans !, plus Afro Soul que jamais, aux textes engagés mais non dénués d’humour dans le traitement des thématiques qui lui tiennent à cœur. Pour ceux qui seront à Berlin le 12 janvier 2018, une belle occasion d’écouter les titres de cet album au mythique club de jazz Quasimodo.
Rencontre avec une artiste complète, lucide sur l’état du monde et pleine d’énergie quant aux petits gestes quotidiens à effectuer pour le soulager.
Tu es une artiste engagée dans la société civile depuis toujours. Est-ce que ce dernier album est un album engagé ?
C’est un album humain. Humaniste !
Oui mais les paroles de certaines chansons sont quand même très engagées sur l’environnement, l’écologie, la migration, …
Oui, cela appartient à ma vie de Malgache, de Sénégalaise aussi d’avoir vu peu à peu la destruction de l’environnement. C’est bien d’être un peu âgée parfois (rires) parce qu’on suit le développement des choses et leur détérioration et, bien que l’on ait tout fait pour empêcher cela, en vain, on peut en parler. J’ai toujours été engagée en fait, pour le droit des femmes, contre le trafic des êtres humains, toutes ces choses qui m’ont effrayée dans ma vie et que je ne trouvais pas normales. C’est un album humain mais je tourne certains textes de chansons avec un petit sourire. Par exemple dans Humans Humans, c’est la paix personnalisée qui en a marre de tout et tous, elle est dépassée par les conflits entre les humains à tous les niveaux. Elle va voir Mister Greed (Monsieur Cupidité, N.D.R.) qui refuse de la recevoir, alors va chez Madame Vanité qui a deux enfants – Cynisme et Arrogance : refus total là aussi. Elle continue donc vers Charité et Harmonie qui lui disent : « désolées, mais tu vois bien par toi-même que nous sommes débordées ; mais va voir Tolérance qui est en train de se battre contre Ignorance ! » La pauvre Tolérance également débordée lui dit d’aller voir Espoir et Courage qui sont deux frères sympas qui la renvoient vers la Peur, car d’après eux tout tient dans la Peur. La Liberté est elle aussi complètement dépassée alors la Paix se dit qu’elle va aller voir le couple Monsieur Amour et Madame Vie qui lui disent, magnanimes : « prends ce que tu veux, choisis quelque chose qui peut t’être utile ». Elle cherche donc et dans un coin elle trouve la Musique, la prend et pendant un moment, cela marche. Jusqu’au moment où Monsieur Greed arrive et dit qu’il va en faire des millions. La Paix est encore plus dépassée : « Je ne comprends pas pourquoi les êtres humains commettent un suicide. » Elle va voir Maman Nature qui lui dit : « Je savais que tu viendrais. Pousse-toi, laisse-moi faire ». Et cela devient vraiment d’actualité !
Il y a de l’humour dans tes chansons, c’est vrai, mais un peu de cynisme aussi…
Bien sûr !
Du coup, ce n’est pas très optimiste. Maman Nature va tout remettre à plat !
Oh oui, je pense que oui ! Il ne restera que ce qu’il restera. Les êtres humains ne se rendent pas compte qu’elle peut t’écraser, nous ne sommes rien qu’une goutte d’eau pour elle.
Tu abordes le sujet des migrants dans une chanson : est-ce que tu mets cela en relation avec l’environnement ?
Oui bien sûr. On dire « migration politique », « migration économique » mais en fait cela tient de la même source : si les gens ne peuvent pas manger, boire de l’eau, ils partent plus loin. Quand tu penses qu’il y a un habitant sur sept qui meurt de faim sur cette terre, j’ai honte ! Alors qu’on peut planter des graines : une graine représente le passé, le présent et l’avenir. Plantez au lieu de vous battre ! C’est la pauvreté qui génère la jalousie, l’égoïsme, pendant que d’autres s’en mettent plein les poches. Les grands cataclysmes arrivent et pourtant on aurait pu s’en protéger. Qu’est-ce qu’il leur faut pour comprendre ?! Et ce sont toujours les pauvres qui les prennent de plein fouet. C’est si beau le miracle de la nature. Il faut l’apprendre dès le plus jeune âge. Il y a toute une éducation à ce sujet à refaire !
Le titre Europe a été écrit avant la grande vague des migrants. La chanson ne parle pas des migrants qui arrivent mais de ceux qui restent, ne peuvent pas rentrer chez eux. Et pourquoi ? Parce qu’il y a toujours la guerre chez eux. Et si tu regardes de plus près, tu te rends compte que l’Europe vend à ces pays les armes et les ambulances. C’est le même acier…
Tu es une artiste complète qui utilise plusieurs mediums pour s’exprimer : musique, livres, peinture. Mais en quoi la musique est spécifique ?
Je pense que c’est le premier vecteur. J’ai toujours chanté, depuis que je suis toute petite. D’ailleurs je le dis dans mon dernier petit livre (Fatou Rama, Klett Verlag, N.D.R.) : venant d’un pays où tout le monde chante, tu finis par chanter tout le temps. Cependant il y a aussi un côté artistique dans ma famille avec des chorégraphes. Mon père était journaliste, ce qui m’a également donné goût à l’écriture. Mais moi j’étais faite pour chanter : j’ai reçu une voix, il faut donc s’en servir !
Ton groupe, le Black Heritage a 30 ans : c’est aussi une histoire de fidélité, de communauté musicale. Peux-tu nous parler de ton ami Souleymane Touré malheureusement décédé juste avant la sortie de votre dernier CD ?
Je lui ai donné ce nom car pour moi cet héritage noir est celui de tout le monde, même de celui qui est blanc aux yeux bleus acier, il vient de là. Nous sommes tous de la même source et c’est fabuleux. Souleymane Touré, le « master drummer », a joué et tourné avec nous durant 25 ans. Il pouvait tout jouer, du jazz au classique en passant par le latino. Il était très mélodique, comme un métronome, avec une grande subtilité et douceur. La mort de Souleymane est une grande perte. Pour ce nouvel album, j’avais décidé d’emmener tout le monde en studio. Souleymane devait sentir la fin : il est arrivée tout habillé de jaune – tu sais, en Côte d’Ivoire, ce sont les champions de la sape -, il a écouté les pistes, m’a dit « enlève ça et ça », il a pris son drum, a joué puis est reparti. Il a joué jusqu’au bout.
L’Afro Soul c’est une fusion de pas mal de styles : comment définis-tu ta musique ?
C’est moi qui ai décidé de l’appeler Afro Soul à l’époque, ce qui est devenu par la suite une tendance. J’ai été la première ; ne sois jamais le premier dans quoi que ce soit, on t’oublie ! C’est l’âme de Mama Africa, la source de toutes les musiques, qu’elles soient mélangées avec le classique, le blues, c’est un mélange sans fin, ce sont tous les enfants des musiques qui ont fusionnés. J’ai commencé avec le blues et le gospel. Le premier américain avec qui j’ai joué c’était Johnny Lee Hooker. Le blues ! Je n’y connaissais rien, d’ailleurs je chantais comme une griotte ! En arrivant d’Afrique, j’ai été plongée dans le jazz-blues-gospel. Mais il fallait que j’écrive mon propre truc. Chacun doit s’écrire. Je peux chanter le blues, d’ailleurs je ferais fortune ici si je le faisais, mais il faudrait que ce soit un blues très simple et que je boive beaucoup de whiskey : ils nous adorent dans ce rôle… Quelle terrible image !
Le Black Heritage, c’est un peu l’histoire de la musique noire. Je peux écrire et chanter des trucs africains comme je peux le faire pour du blues, gospel, funk. Sans cette partie africaine, il manque une facette : il faut montrer toute l’histoire. Dans ce sens, mon intention est un peu éducationnelle.
La musique africaine est une source continuelle d’inspiration. J’ai récemment trouvé un groove que j’ai mis dans une chanson que je viens d’écrire qui s’appelle : De Charybde en Sylla. Encore un truc joyeux ! Non mais c’est très positif (rires).
Oui, quand tu as réussi à passer de charybde en sylla, tu vas pouvoir te renouveler !
Exact, mais tu as perdu tes illusions et rêves que tu balances par-dessus bord.
En fait, tu es un peu comme le Phoenix qui renaît de ses cendres, il faut d’abord tout brûler…
Oui mais ne dis pas cela aux Malgaches : ils brulent tout et cela ne repousse pas. Ce sont des pyromanes. A Madagascar, on a encore cette vieille tradition du brûlis et ils brûlent tout ! Evidemment, à un moment donné, la terre ne réagit plus, la pauvre. C’est comme la peau. Nous luttons contre cela mais ils ont besoin de charbon par exemple. On essaie de trouver des alternatives, mais cela coûte très cher.
Le titre Ylang Ylang Island, c’est la nostalgie de Madagascar. C’est la fleur nationale du pays : il faut 40 kilos de fleurs séchées pour faire un litre d’essence de fleur. S’il y a une catastrophe climatique par exemple, elle moisit. Il y a encore quelques années, les grands parfumeurs achetaient le litre 75 euros. Comment tu peux faire marcher une petite ferme familiale avec ces prix ? Ceci d’autant plus que maintenant il y a d’autres pays qui produisent cette fleur…
Tu abordes également la problématique de l’eau dans cet album.
Oui, dans When, enregistré avec Souleymane, je croise les yeux de différentes personnes, tout d’abord un petit enfant sans espoir qui dit : « avant, dans le temps, la pluie était une reine sur son cheval avec des éclairs, quand elle repartait, tout était vert et maintenant le cheval vient tout seul, le vent enragé pousse le haut des dunes qui envahissent les villages et nos plantations. » Et il demande : « When ? ». Puis je croise les yeux d’une femme prête à être mariée à un homme de sa tribu. Mais des hommes sont venus et ont volé tous les troupeaux, il a donc pris l’engagement de les suivre afin de ramener leurs troupeaux avant la pluie. Mais quand vient la pluie ? Après je rencontre une dame, ses yeux me parlent, je vois ce même regard désespéré et elle dit : « Nous marchons des kilomètres et des kilomètres pour trouver un point d’eau et on doit payer ! Ceux qui n’ont pas d’argent doivent payer avec leur corps, et on pleure, pleure. Alors quand, quand ?! » Après je rencontre un vieil homme qui dit : « J’ai entendu qu’ils creusaient quelque part, et je suis allé voir. Mais j’ai vu qu’ils ne creusaient pas pour de l’eau. Nous avons l’habitude de sacrifier un poulet pour la pluie, mais les seuls oiseaux que vous pouvez voir tout autour, ce sont des vautours qui attendent le moment. When ?! » Et à la fin, je me retrouve seule à ne voir que mes propres yeux, je tombe dans le sable et demande au divin que toutes ces larmes de sang germinent et fassent repousser la jungle !
Que la nature reprenne possession de la terre en somme ?
Oui tu as raison. Que l’être humain comprenne qu’il fait partie de la nature. Si tu es écrasé, c’est 80% d’eau et de minéraux qui sortent de toi. Le défi est époustouflant. L’être humain est gouverné par la peur. C’est cette éternelle erreur qu’il faut défaire. Même les bouddhistes se battent !
Tu sais, j’enseigne la voix aussi. Quand on me demande ce que je fais dans la vie, je réponds : je donne des voix. Et j’aime que mes étudiant-e-s s’empare de mes musiques et fassent leurs propres textes dessus. Par exemple, dernièrement, une étudiante anglaise a repris une de mes chansons en transformant le texte pour parler des abeilles. C’est là que j’ai découvert son engagement pour l’écologie. Elle m’a parlé des abeilles tueuses : ce sont des abeilles noires qui bien sûr viennent d’Afrique. Elles sont arrivées au Texas et c’était visiblement l’horreur. Moi j’ai trouvé cela génial : le truc arrive et tout le monde s’agite en disant, « elles vont tuer les autres abeilles ! » Non ! Elles vont s’accoupler avec les autres abeilles. Good news ! La nature…
Quand il y a des inondations par exemple, ce qui me frappe, c’est l’odeur de toute cette nature couchée, la terre qui a une odeur de mort. Tu n’y peux rien. Tu peux construire tout ce que tu veux, la nature est plus forte. On va disparaître à la fin… ou peut-être, il restera une petite tribu vers l’Equateur qui va produire un nouvel être humain.
C’est ton côté optimiste…
Oui ! La vie de la nature, c’est du Lavoisier : rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme.
Tu es auteure-compositrice…
Oui, je crois que c’est le mieux. La musique c’est l’art suprême. Chanter, c’est magnifique. Je fais les textes et les musiques. Pendant longtemps, j’ai cru que j’exprimais tout dans le chant. Mais écrire, c’est une autre dimension. C’est une torture car je veux trouver l’exacte expression qui répond à ma vision, alors que pour la musique, je peux créer des mélodies partout, facilement.
Quel est ton processus de création de chansons ?
D’abord c’est la mélodie, puis le rythme, les sons. Quand tu commences à écrire les paroles, tu démolis la mélodie que tu as créée. Dans ton esprit, il y a l’intellect qui compose un texte, un truc écrit. C’est une toute autre démarche. Alors il faut transformer la mélodie. Rien n’est plus calé, et la torture commence !
Tu es perfectionniste…
Oui, tu as un milliard de possibilités et cela créé des conflits intérieurs. Tu vis constamment avec ces dilemmes, cette articulation, cette sculpture qu’est ta chanson. L’inspiration, c’est un cadeau, mais quand tu le reçois, tu deviens responsable de ce cadeau. Tu vas tout faire pour respecter cette volonté qui vient et pousse. Si tu ne la captures pas, elle va repartir dans le cosmos. C’est pourquoi j’ai toujours un petit dictaphone avec moi où je capture les mélodies qui me viennent.
Est-ce que sur scène tu te sens plus libre ?
Oui car j’oublie tout le temps mes textes ! (éclat de rires). Alors j’adapte. Mais il y a des chansons, comme Humans Humans, dont je me souviens toujours. Il faut donc que je m’habitue à écrire des chansons logiques… Je suis une jazzwoman de toute façon, donc je peux improviser. Sur scène, tu donnes la vie à ta chanson. En plus, il se passe toujours tellement de choses en concert : tout à coup le batteur qui fait un autre beat, par exemple.
Et le trac ?
Je n’ai pas vraiment le trac. En fait ce qui me gêne le plus lorsque je suis sur scène, ce sont les lumières dans les yeux qui m’empêchent de voir le public. Ce qui m’inquiète avant de monter sur scène, c’est le son, va-t-il être bon ?, et la connexion – The Ring – entre nous va être bonne. Nous formons « Un » sur scène. Si le son n’est pas bon ou si les gars jouent trop fort, entre les jeunes pleins d’énergie et les vieux qui n’entendent plus, cela met en danger mes cordes vocales. Car il faut bien savoir que même si je les adore et que c’est mon groupe, ce sont tous des mecs et il y a toujours ce conflit latent entre la chanteuses et les musiciens. C’est une constante. C’est la chanteuse qui porte les histoires. I am a storyteller (je suis une conteuse, N.D.R.).
Oui mais tu sembles bien maîtriser ton petit monde !
Oh mais je dois lutter ! Il y a toujours des réflexions, et parfois je n’ai pas la patience. C’est comme dans les vieux couples (rires). Avec Mike, on nous surnomme Tom et Jerry. S’il y a un nouveau dans le groupe, il doit d’abord s’habituer à l’ambiance. Pour ma part, il faut que je sois la mère, la sœur, etc. La position d’une femme dans cette constellation peut être épuisante.
Malik Berkati
Humans Humans ! sur Amazon (avec titre bonus : Europe, remixé par le compositeur originaire de Detroit, Sadiq Bey)
Concert le 12 janvier 2018 au Quasimodo
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