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Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania – Une œuvre plus équivoque que ses multiples prix ne laissent suggérer

Présenté en compétition officielle au Festival de Cannes 2023, où il a remporté l’Œil d’or du meilleur documentaire (toutes sections confondues) ex æquo avec La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir (Maroc), le Prix François Chalais, le Prix du Cinéma Positif, le Prix de la Citoyenneté, Les Filles d’Olfa continue sa moisson de prix, avec le 1ᵉʳ juillet 2023 le ARRI Award pour le meilleur film international au Festival du film de Munich.

— Olfa Hamrouni et Hend Sabri – Les Filles d’Olfa
© trigon-film.org

Le sujet est brûlant, fascinant, tant nous sommes avides de comprendre les mécanismes de la radicalisation, quelle que soit sa forme. À ce titre, Kaouther Ben Hania a eu le courage de s’atteler à un projet complexe à mettre en place. Elle a choisi une voie très étroite pour donner corps à cette histoire, entre documentaire, reconstitution et making-of de film, ce qui rend l’œuvre intéressante autant sur le sujet que l’objet cinématographique lui-même. Et problématique aussi. Un documentaire comme un film de fiction ne peut pas faire l’économie du point de vue de la personne qui le réalise. Dans Les Filles d’Olfa, on s’interroge parfois sur la personne qui est aux commandes : Kaouther Ben Hania ou Olfa Hamrouni ? Qui raconte l’histoire ? La cinéaste avec du recul est un œil critique ou la mère de quatre jeunes filles qui parfois nous entraîne dans les méandres de ses justifications ? La qualité du sujet et de la mise en scène de Kaouther Ben Hania sont indéniables, sa mise en perspective, en revanche, reste sibylline. Et c’est troublant.

Olfa a quatre filles, les benjamines Tayssir et Eya, et les aînées Rahma et Ghofrane. Ces quatre femmes ont fait la Une des médias tunisiens en 2016 lorsque la mère interpellait les autorités politiques au regard de la disparation de ses deux aînées qui ont rejoint en Libye le soi-disant État islamique. La réalisatrice tunisienne, interpellée par l’histoire que cette mère de famille raconte aux journalistes, est très rapidement intéressée à en faire un film. Les obstacles sont nombreux sur le chemin du projet, à commencer par établir une confiance réciproque, éveiller l’intérêt des protagonistes à être filmées et concevoir la forme du film avant bien sûr de trouver un financement. Ce processus a pris plusieurs années à Kaouther Ben Hania qui entre-temps a fait deux films de fiction (La Belle et la meute, 2017 ; L’homme qui a vendu sa peau, 2020) qui ont eu un beau succès à l’international. À l’origine documentariste, la cinéaste a repris la réflexion sur son projet pendant la pandémie et l’idée d’une forme hybride lui est apparue comme étant la meilleure pour explorer ce traumatisme familial : de jeunes comédiennes (Ichraq Matar et Nour Karoui) qui jouent les rôles des deux filles disparues, la célèbre actrice tunisienne Hend Sabri qui double Olfa lorsque le récit devient trop difficile émotionnellement, un acteur (Majd Mastoura) qui joue tous les rôles d’hommes – personnages à la fois absents de la vie familiale et omniprésents dans la difficulté à vivre une vie courante –, en face des deux benjamines et Olfa qui témoignent et reconstituent certaines scènes de leur histoire. La mise en place du dispositif cinématographique est aussi filmée, tout comme les apartés des/avec les comédiens, le plus spectaculaire étant l’interruption par Majd Mastoura d’une scène avec Tayssir Chikhaoui qui ne supporte pas ce qui est dévoilé.

Olfa et ses filles restituent le déroulé de leur vie avant la disparition des deux aînées, en commençant par la mère qui remonte à son enfance, son mariage, la naissance de ses filles, son divorce, la vie qu’elle a essayé de se forger une fois libérée des liens maritaux. Son espoir également lorsque la révolte a éclaté et produit la chute de l’autocrate Ben Ali. Comme tout le monde, elle est pétrie de contradictions, elle navigue entre ses ambigüités et, au crédit de Kaouther Ben Hania, l’idée de la mettre en face d’un alter ego en la personne de Hend Sabri permet à Olfa Hamrouni une introspection sans concession.

Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania
© trigon-film.org

Pourquoi cette impression d’angle mort alors qu’Olfa dévoile ses côtés les plus fermés, intransigeants, sombres ? Peut-être parce qu’elle cherche tout de même à les justifier par la bande, au lieu de les expliquer. C’est un mécanisme de défense bien sûr, sinon elle deviendrait probablement folle, et si l’exercice de catharsis que propose Kaouther Ben Hania à Olfa et ses filles est visiblement salutaire, il ne doit pas entraîner sa réalisatrice dans son flot et contraindre les spectateurs∙trices dans une émotion qui anesthésie la réflexion.
Les origines de ce désastre familial se situent dans le champ délétère du patriarcat, de révoltes arabes avortées faisant ressortir les forces obscures jusqu’alors réprimées, de la pauvreté, de la violence physique et psychologique, des abus sexuels, de la tradition chevillée au qu’en-dira-t-on. Cependant, si ces souffrances et ces traumatismes impliquent un certain déterminisme de reproduction entre la mère et ses filles, elles n’excluent en rien ni sa responsabilité, ni les espaces volontaristes de sortie ou du moins d’évitement de cette reproduction. Jusqu’à la fin, même après ce travail de mise à nu de son histoire, la confrontation en effet miroir avec Hend Sabri, ses moments de totale clarté vis-à-vis de ces événements, Olfa semble continuer à jouer avec la caméra, à se mettre en scène et à laisser un flou planer sur sa part de responsabilité : Ghofrane et Rhama ont été « dévorées par le loup », dit-elle. Mais ce loup paraît autant être la peur d’Olfa pour ses filles qui les a enfermées dans une vie sans horizon que les islamistes qui leur en ont fait miroiter un.

Un film à voir pour quelques clefs de compréhension sur les processus de radicalisation et d’endoctrinement (quelle qu’en soit leur forme), sur l’état de la Tunisie contemporaine qui fait à nouveau la Une des journaux avec son nouvel autocrate Kaïs Saïed et les débordements de racisme étatiques envers les migrants subsahariens, ainsi que pour l’objet cinématographique lui-même, que chacun∙e peut décortiquer selon sa propre vision et interroger ainsi son rapport aux images et à la narration.

De Kaouther Ben Hania; avec Olfa Hamrouni, Tayssir Chikhaoui, Eya Chikhaoui, Hend Sabri, Ichraq Matar, Nour Karoui, Majd Mastoura; Tunisie; 2023; 107 minutes.

Malik Berkati

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