Locarno 2019 : les trois films français en lice pour le Pardo d’Or laissent perplexes
Douze Mille, de Nadège Trebal
Le film s’ouvre sur une scène dans une casse d’automobiles : un bel homme, quadragénaire, Frank (Arieh Worthaler), se fait rappeler à l’ordre par ses collègues car il casse les prix des réparations. Avant de se fair licencier, il exige que l’un des gars, qui porte sa fille sur ses épaules, la lui rende.
Scène suivante : Frank rentre chez lui où il retrouve une splendide jeune femme à la chevelure envoûtante, Maroussia. La maison est remplie de poupons qu’elle semble garder. Une femme beaucoup âgée rappelle au jeune couple : « Il n’y pas que le sexe dans la vie, vous devez tenir vos engagements. » On comprend alors que le jeune couple a pris la maison de la femme en viager et doit lui verser des acomptes mais leurs paiements arrivent avec beaucoup de retard.
Cette situation financière difficile n’empêche pas le couple de s’enfermer dans leur chambre. Leur étreinte commence par une fellation puis la jeune femme se met à quatre pattes pour accueillir son étalon viril. Le tout se termine par une nouvelle fellation suivi d’un cunnilingus. Tant qu’à faire ! Autant tout nous servir !
Ecrit par Nadège Trebal, le scénario est centré sur le personnage de Frank. Alors qu’il perd son travail clandestin, et parce qu’il croit que Maroussia et lui ne pourront plus s’aimer aussi bien, Frank part pour gagner autant qu’elle: douze mille, juste ce qu’il faut pour avoir un an devant soi. Pas plus, pas moins. Au fil de son odyssée prolétaire, il devient le héros qu’il rêvait d’être. Mais il y a un prix à payer:
Cette scène explicite de sexe entre les deux partenaires est censée nous faire comprendre l’alchimie qui règne entre eux; nous sommes d’ailleurs aux premières loges pour y assister comme si nous étions dans la pièce. L’homme est contraint de partir comme intérimaire à plus de sept-cents kilomètres, de quoi affoler sa partenaire sur sa fidélité. On a tôt fait de comprendre : dans ce film, il est question d’argent, du monde du travail, en particulier celui des ouvriers et des manutentionnaires, et l’impact de l’exploitation sur notre sexualité … Et peut-être sur les sentiments quoiqu’il soit plus question de sexe que d’amour. Nadège Trebal tente de donner une dimension socio-politique à son film à travers la lutte contemporaine des classes mais elle peine à convaincre.
Après des études littéraires à la Sorbonne, Nadège Trebal s’inscrit au programme d’écriture de scénario à La Fémis. Elle devient ensuite co-auteur, notamment avec Claire Simon sur Ça brûle (2006) et God’s Offices (2008). Elle a ensuite réalisé deux longs métrages documentaires, Bleu Pétrole (2012) et Casse (2013).
Pour son premier long métrage, elle a réuni le Belge Arieh Worthalter, la cinéaste elle-même, Liv Henneguier, Juliette Augier, Françoise Lebrun et Florence Thomassin.
Les Enfants d’Isadora, de Damien Manivelle
Les Enfants d’Isadora est le quatrième long métzrage de Damien Manivel qui a commencé sa carrière artistique comme danseur avant de se tourner vers le cinéma. Après des études au Fresnoy, il a réalisé plusieurs courts métrages acclamés, dont La Dame au chien (2010), qui a remporté le Prix Jean Vigo et mention spéciale Cinéastes du présent à Locarno en 2014; il a réalisé Le Parc (programme de l’ACID à Cannes en 2016) et Takara – La Nuit où j’ai nagé (co-réalisé avec Kohei Igarashi) qui avait fait sa première mondiale dans la compétition Orizzonti de la Mostra de Venise 2017. Le film réunit devant la caméra Agathe Bonitzer, Manon Carpentier, Marika Zizzy et la danseuse et chorégraphe américaine Elsa Wolliaston.
Écrit par le réalisateur et Julien Dieudonné, le scénario se déploie autour du solo d’adieu intitulé La Mère que la danseuse mythique Isadora Duncan a composé après la mort de ses deux enfants. Un siècle plus tard, quatre femmes font la rencontre bouleversante de cette danse.
Damien Manivel n’avait jamais réalisé de film spécifiquement consacré à la danse, bien que cet art qu’il a longtemps pratiqué ait donné à tous ses films précédents leur précision et leur rigueur. Les Enfants d’Isadora confirme la vision de Damien Manivel qui apporte une attention particulière, à travers le cinéma, aux plis ténus de l’émotion contenue, souvent non exprimée, et à la beauté des visages, des corps et des gestes.
Pourtant, malgré une esthétique peaufiné, une pose de la caméra sur les visages et les regards, on peine à trouver le fil conducteur entre trois saynètes consacrées à trois personnes différentes, trois chorégraphies différentes, chorégraphies pas toujours très abouties ni explicites. Bref, on espère comprendre les intentions du réalisateur mais, malheureusement, on n’y parvient jamais et on sort bredouille de la projection, sans avoir compris ni le fond ni la forme qui reste très conceptuelle.
Terminal sud, de Rabah Ameur-Zaïmeche
Voici sans aucun doute le film le plus intéressant des candidats français dans le concours international.
Certains critiques et même les rédacteurs du catalogue du festival ont interprété ce film par une dystopie radicalement politique, en référence aux racines du mot, un non pays. Ces personnes ont ressenti de la part du réalisateur une volonté d’empêcher les spectateurs d’identifier le territoire où il a tourné le film.
Pourtant, pour les personnes qui connaissent l’histoire et la réalité algériennes, le sujet du film est d’une évidence frappante : le cinéaste nous replonge dans la décennie de la terreur, celle des années nonante.
Rabah Ameur-Zaïmeche, né à Beni Zid, en Kabylie (Algérie), arrive en France en 1968. Il a grandi dans le lotissement des Bosquets à Montfermeil, en Seine-St-Denis. Après des études en sciences sociales, il fonde Sarrazink Productions en 1999. Depuis, il a produit et réalisé six films : Wesh wesh, qu’est-ce qui se passe ? (2001), Back Home (2006), Dernier Maquis (2008), Smugglers’ Songs (2011, Concorso internazionale), Story of Judas (2015) et South Terminal.
Dans la scène d’ouverture, on découvre Rabah Ameur-Zaïmeche comme chauffeur d’un mini-bus collectif, qui transporte de nombreux passagers d’un certain âge, chargés de sacs et de valise. Soudain, des militaires armés les arrêtent à un barrage et les font s’aligner, les mains en l’air, devant le côté du bus. Après les avoir dépouillés de leurs biens, leur argent et leurs bijoux, ils prennent la fuite. Le chauffeur rapporte à la rédaction d’un journal local qu’il ne peut pas continuer comme ça avec tous ces faux checkpoints. La police ne fait rien, c’est aux médias de rendre enfin public le chaos. On se remémorera aussitôt cette décennie terrible où les faux barrage étaient légions en Algérie, les faux militaires, vêtus comme les vrais, semaient la terreur dans tout le pays, prêts à tuer pour une poignée de dinars.
Dans la scène suivante, on observe le chauffeur du bus, venu dénoncé cette attaque auprès d’un journaliste qui reste hésitant jusqu’à ce que sa rédactrice en chef lui ordonne de parler de ce faux barrage : « On est au courant, ce n’est pas le premier. on ne peut plus rester silencieux ! »
Le film suit ensuite un médecin de l’hôpital (Ramzy Bedia), dévoué à ses patients et convaincu de poursuivire malgré un contexte social qui se détériore. Chaque jour, il soigne des gens qui ont été abattus, torturés, blessés. Ou qui sont tombés malades sous le poids d’une vie chaotique, des alcooliques comme lui.
Le beau-frère du médecin est abattu devant sa porte. Lorsque le médecin quitte l’hôpital, il est contrôlé par des policiers lourdement armés, même s’il veut sortir des lieux : « C’est le protocole ! » lui crie un militaire.
Sa compagne veut quitter le pays et commence à faire sa valise. Elle essaie de le raisonner mais rien n’y fait. Le docteur sera kidnappé quelques jours plus tard, emmené en voiture une cagoule sur la tête. Quand il arrive où ses kidnappeurs l’ont emmené, on lui demande sauver un « saint », un combattant terroriste qui a reçu une balle : « Tu as intérêt à le sauver sinon, je te mets deux balles dans la tête. »
Le lendemain, il est convoqué par le directeur de l’hôpital qui le licencie. Quand il quitte les lieux, quatre hommes le mettent violemment dans une voiture. On le retrouve dans une sorte de geôle : la caméra nous montre un sommier sur lequel un tortionnaire pose des fils électriques. On ne verra pas la scène de torture mais on entendra hurler de douleur le médecin que l’on retrouve, le visage ensanglanté devant un des chefs des tortionnaires qui veut de lui des aveux.
On retrouve le médecin sauvé par un ami proche qui l’emmène dans une maison au bord de la mer. On se croirait en Camargue vu les les étangs où des chevaux blancs galopent et des hérons se penchent pour pêcher leur pitance.
L’ami le confie aux bons soins d’un homme puis revient le chercher, muni d’un faux passeport, en route pour le port où un bateau l’attend. Mais sur la route, ils sont suivis et une voiture qui les dépasse puis leur barre la route … le médecin sort un pistolet de la boîte à gants et tire.
Ceux qui n’ont pas compris qu’il s’agit de la terrible décennie de la terreur devraient alors se replonger dans les coupures de journaux, histoire de comprendre ce film pour ce qu’il relate et dénonce.
Premier bémol : pour les spectateurs qui connaissent l’Algérie, on reste interloqué, voire dérangé que le docteur ne parle qu’en français. Il est vrai que tous les intellectuels – avocats, notaires, professeurs, médecins – parlent français en Algérie mais l’arabe revient toujours pour les formules de saluaiton, de remerciement.
Deuxième bémol : le choix de Ramzy Bedia pour un rôle si dramatique. On suppose que ce choix est motivé par une amitié entre le réalisateur et l’acteur … On ne voit pas d’autres explications.
Firouz E. Pillet, Locarno
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