Locarno 2022, Semaine de la critique – Rencontre avec Elwira Niewiera et Piotr Rosołowski pour The Hamlet Syndrome, un film édifiant sur le trauma de la guerre
On entre dans le vif du sujet dès les premières images de la révolution du Maïdan, prises au plus près des protagonistes, dans une nuit très esthétique, illuminée par les feux de la révolte, et une voix qui fait résonner Hamlet :
Être ou ne pas être, telle est la question. Est-ce à l’âme plus de noblesse que de la fortune les outrages endurer, plutôt que de prendre les armes contre une mer de souffrance, de combattre et de les achever ? Mourir, dormir, rien de plus.
Puis des visages casqués et masqués, couverts de suie apparaissent, un visage se détache, regarde dans la caméra, nous prenant à témoin, avec en arrière-plan les couleurs des feux de la révolution qui brûlent. Le plan s’élargit, un homme s’avance en contre-jour, le poing levé. Carton :
Après la révolution ukrainienne de 2013-2014, la guerre à l’Est de l’Ukraine débute. Elle continue jusqu’à ce jour. Quelques mois avant l’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie en 2022, cinq jeunes femmes et hommes ont participé à une production scénique unique, qui tente d’associer leurs expériences de guerre au dilemme de Hamlet.
Le décor de l’expérience dans laquelle les cinéastes nous entraînent est posé, de manière puissante et sans ambages : faire le portrait, à travers cinq protagonistes, de la jeune génération ukrainienne, la première née après l’effondrement de l’Union soviétique, marquée par la révolution du Maïdan en 2013, les bouleversements politiques et par la guerre à l’Est du pays. La scène de théâtre va devenir une plateforme sur laquelle ils vont entrer en introspection vis-à-vis de leurs traumatismes, à travers la fameuse question « être ou ne pas être » qu’ils et elles vont décliner sous plusieurs formes, à l’aune du dilemme qui les étreint : « choisir ou ne pas choisir », « faire ou ne pas faire », etc. Sous la direction de la metteuse en scène Roza Sarkivisian – originaire du Haut-Karabagh, elle-même réfugiée quand elle était enfant en Ukraine –, les protagonistes vont lutter contre leurs démons, leurs blessures, la déception, l’impuissance, la colère, l’incompréhension.
Nous suivons Katya, qui s’est enrôlée volontaire en 2014, a pris les armes, s’est retrouvée sur la première ligne du front et a vu ses compagnon.nes d’armes capturé.es ou mort.es. Elle a participé aux négociations avec les séparatistes pour récupérer les corps et les ramener à leurs familles pour les enterrer dignement.
Il y a Roman, un ambulancier sur la ligne de front, tellement traumatisé qu’il lui faudra du temps pour s’ouvrir et commencer à parler des horreurs dont il a été témoin. Il était un homme ordinaire, pas un soldat, il n’était pas préparé à voir ces atrocités.
Slavik, fait prisonnier dès le début de la guerre, victime de tortures physiques et mentales – dont une mise en scène d’exécution – qui se heurte des années après à la question : « vivre ou ne pas vivre ».
Deux protagonistes représentent la société civile et les difficultés rencontrées pour certaines catégories de la population, dans un pays encore en transition : Oxana, une actrice professionnelle qui se débat avec les questions sociétales – la place de la femme dans cette société patriarcale, la corruption, l’absence de perspectives – avec une question qui la taraude : « rester ou ne pas rester », et Rodion, un réfugié à Kyiv de Donetsk, haut en couleur, homosexuel dans un pays où il doit lutter tous les jours, depuis toujours, pour survivre. Il a 24 ans, mais a passé sa vie sous la menace de sa famille, la police, ses contemporains. Oxana et Rodion se retrouve parfois en porte-à-faux avec les autres protagonistes, la guerre prenant souvent le dessus sur les autres aspects de la réflexion globale. Cet élément de perception antagoniste est très intéressant, car, une fois les actes de guerre passés, c’est bien la société qu’il faut reformer et/ou réformer. Est-ce que cela doit être pensé en même temps où y a-t-il des hiérarchies temporelles ? C’est cette question qui a été posée ces 4 et 5 juillet 2022, avec la conférence de Lugano sur la discussion de la reconstruction de l’Ukraine une fois que la guerre sera terminée ; les temporalités doivent parfois être élaborées en parallèle.
Au fil des répétitions, ce qu’ils et elles ont enfoui au plus profond de leur psyché commence à refaire surface, finissant par se livrer autant aux autres qu’à eux-mêmes. Le chemin est douloureux, chacun.e touche à ses limites, parfois l’obstacle est refusé, mais la metteuse en scène, par la discussion et des moyens d’évitement, parvient à les faire avancer. Il y a aussi des moments de grâce, comme ce rapprochement entre Slavik, originaire de l’Ouest de l’Ukraine très conservatrice, qui n’avait « jamais rencontré une personne de la communauté LGBT de [m]a vie », emplit de préjugés qui se désagrègent au contact de Rodion : « Avant cela n’aurait pas été pensable, mais maintenant, si je devais me séparer de mon enfant, je le confierais à Rodion ». Il l’invitera même à son baptême, scène émouvante qui se poursuivra plus tristement quand on voit, lorsque la fête bat son plein, Rodion isolé, probablement juste toléré par le reste de l’assemblée.
Elwira Niewiera et Piotr Rosołowski insèrent également des séquences très prenantes entre les protagonistes et leurs familles. On assiste ici à d’étonnants échanges, dans le sens où c’est la première fois qu’ils parlent de leurs ressentis respectifs – les membres de leurs familles souffrent pareillement – concernant, pour les un.es leur participation à la guerre, pour les autres, leurs problèmes existentiels dans une société où il est difficile de trouver sa place. Ces douleurs stagnant au fond du silence refont surface dans cette parole libérée, effet cathartique garanti !
Un carton de fin nous donne des nouvelles des protagonistes :
Depuis l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, Roman, Katya et Slavik combattent dans les rangs de l’armée ukrainienne. Rodion fabrique des uniformes militaires. Oxana a émigré en Pologne et organise l’aide humanitaire.
Rencontre avec Elwira Niewiera et Piotr Rosołowski
L’ouverture du film se fait sur des images au cœur de combats de rue, est-ce que ce sont de vraies images du Maïdan ?
Elwira Niewiera: Oui ce sont des images d’archives. Tous nos protagonistes ont participé à la révolution du Maïdan, ils ont vécu une sorte d’éveil politique pendant ces événements. Noua avons trouvé important de commencer le film avec ces images. Nos protagonistes font partie de cette première génération née dans une Ukraine libre et démocratique, et ce sont eux qui sont allés les premiers sur cette place en 2013 et qui se sont soulevés. Quand la guerre a débuté, nombre d’entre eux, dont trois de notre film, se sont engagé.es pour défendre le pays. Ils et elles se sont retrouvé.es subitement dans des situations qui semblaient sans issue et devaient prendre des décisions très difficiles. C’est aussi le sujet de notre film.
Piotr Rosołowski: Nous avons commencé nos recherches en 2016-2017 déjà, peu de temps après la révolution du Maïdan. Au début, nous voulions faire un film sur cette génération du Maïdan. Cela a évolué par la suite, mais cela était notre point de départ. La révolution du Maïdan et ses effets sur de très jeunes gens qui par la suite ont pris chacun.e des décisions très différentes pour leurs vies.
E.N.: Leur vie a réellement changé du tout au tout, pour certain.es, ce fut un virage à 360 degrés !
P.R.: L’un des exemples marquants est Katya. Elle a étudié les relations internationales à Kyiv et voulait faire carrière dans la politique. Après Maïdan, elle n’est jamais retournée à l’Université, mais s’est engagée sur le front Est de l’Ukraine. Ce fut une rupture dans sa vie, elle a commencé à ne parler que l’ukrainien. Le Maïdan a été, pour beaucoup de jeunes à l’époque, un moment charnière.
Pour en revenir aux images d’ouverture, elles sont extrêmement cinématographiques…
E.N.: Nous avons choisi les images les plus fortes. À l’époque, la Frankfurter Allgemeine avait engagé de très bons cameramen pour filmer les événements. De là est né plus tard le collectif Babylon’13 de cameramen et de photographes indépendants qui ont tourné 24 heures sur 24 pendant la révolution du Maidan (on peut voir leur travail sur cette chaîne YouTube ; N.D.A.).
Avec la guerre depuis le 24 février, votre film prend une autre dimension : est-ce que le film a été monté autrement que pensé initialement ?
N.: Nous étions déjà au montage quand la guerre a débuté en février. Nous nous sommes évidemment posés la question si nous devions continuer à tourner. Ce n’était pas possible, nos protagonistes ont dû s’enrôler dès le premier jour de la guerre, et se sont retrouvés dans des situations très dangereuses dans la région d’Irpin et Boutcha. Il était impossible pour nous de les filmer dans ces conditions. Nous avons donc décidé de simplement mentionné à la fin ce qu’ils font maintenant en temps de guerre. Nous doutions aussi du fait que cela puisse bien s’intégrer à notre film, car notre sujet est l’introspection, le travail sur soi de personnes qui sont allées à la guerre.
P.R.: Lors du travail préparatoire, lorsque nous cherchions les protagonistes pour cette pièce de théâtre, nous avons eu de nombreuses discussions en Allemagne, en Pologne, mais aussi en Ukraine, concernant le thème de la guerre, s’il n’était pas trop lourd. Principalement à Kyiv, car à l’époque beaucoup de gens voulaient oublier la guerre du Donbass, vivre normalement. La guerre était presque abstraite, elle avait lieu au loin, beaucoup de gens nous disaient : nous avons déjà vu beaucoup de choses sur la guerre au Donbass, pourquoi voulez-vous à nouveau aborder ce sujet ? Évidemment, à partir du 24 février, la guerre est devenue à nouveau actuelle, de manière encore plus forte et cruelle, car le pays entier était touché.
E.N.: Nos protagonistes nous disent que ce qu’il se passe en ce moment est incomparable, la guerre a pris une autre dimension. Roman, l’ambulancier de guerre, nous raconte que la première ligne de front est constamment sous le feu de l’artillerie, les gens sont de la viande pour les minutions. Très peu de blessés arrivent jusqu’à l’hôpital !
P.R.: À cause de cette situation politique, le concept global du film a également changé, ainsi que le message qu’il véhicule. Quand nous avons commencé, le motif central était le dilemme de Hamlet: Que devons-nous faire ou ne pas faire ? Devons-nous être passifs ou actifs, et comment ? Dans ce nouveau contexte, ces questions ont déjà leurs réponses. Avec une telle attaque massive d’un pays comme la Russie, on est obligé d’agir, il n’y a pas d’autres alternatives !
E.N.: Nous avons aussi remarqué qu’en 2020-2021, lorsque nous avons tourné le film, nos protagonistes pouvaient encore revenir en arrière et se poser ces questions, être ou ne pas être, vivre ou ne pas vivre, mais en ce moment, il n’y a plus de place pour les dilemmes, il n’y a qu’une seule réponse, qu’une seule issue : être ! L’Ukraine lutte aujourd’hui pour son existence.
Dans votre film, il y a aussi cette question qui revient : choisir ou ne pas choisir ; mais maintenant, il n’y a pas de choix à faire…
P.R.: Exactement. À l’époque, c’était encore ouvert.
E.N.: Oui, c’était ouvert tant que le conflit avait lieu dans un périmètre circonscrit. Peu de gens, à l’époque, se sont décidés à y prendre part. Dans une grande partie de l’Ukraine, on avait l’impression qu’il n’y avait pas de guerre, on ne la ressentait pas. C’était loin, dans le Donbass, une région qui a toujours été un peu isolée. Aujourd’hui, cela concerne tout le pays. Le peuple ukrainien s’est fortement uni dans cette situation difficile et personne ne doute aujourd’hui que la Russie est un ennemi de l’Ukraine. Autrefois, en Ukraine, il y avait de nombreux pro-russes. Un exemple : au premier jour de la guerre, l’oncle d’ami.es qui habite Kharkiv a appelé pour leur dire de ne pas se faire de soucis, « dans trois jours les Russes sont là, tout va bien se passer. J’appellerai dans trois jours et tout ira bien. » Une semaine plus tard, son magasin a été touché par une bombe et, depuis, il n’est plus pour les Russes…
P.R.: Il faut dire que c’est une situation très complexe, car à l’Est de l’Ukraine, il y a une toute une génération qui a grandi dans la langue et la culture russe ; c’était pour eux difficile de tourner le dos à la Russie. Mais ce contexte n’offre aucune alternative, la Russie devient l’ennemi puisqu’elle cherche à anéantir la culture ukrainienne.
Le travail de caméra est très sensible, très proche des protagonistes, mais sait aussi respecter la distance quand il le faut. Comment a été pensé ce travail de caméra et comment les protagonistes ont perçu cette caméra ?
P.R.: Ce travail de caméra est lié au concept général du film. Nous avons eu cette idée de faire un film sur cette jeune génération ukrainienne, mais comme outil narratif, nous voulions utiliser une pièce de théâtre. Nous avons initié ce travail. Nous avons trouvé avec Roza les protagonistes ensemble, nous avons également participé à la production du projet de la pièce de théâtre, nous avons cherché et choisi ce théâtre à Kyiv comme lieu de tournage. Nous faisions depuis le commencement partie de l’équipe. Dans ce projet, la caméra n’a jamais été un corps étranger à une production théâtrale, elle en faisait partie dès le début. Je crois que cela participe à ce sentiment qu’elle est invisible. Être présents tout au long du processus préliminaire, qui a duré presque deux ans, nous a permis d’utiliser ces perspectives intimes pour le tournage. Mais par-dessus tout, les protagonistes nous ont fait confiance. Nous avons noué des relations étroites avec eux, car nous parlons le russe, nous comprenons l’ukrainien et nous pouvions ainsi communiquer directement avec nos protagonistes. C’est pourquoi on a le sentiment que notre caméra est si proche d’eux.
Il y a ces scènes avec les proches dans lesquels on a l’impression qu’ils parlent pour la première fois de leurs traumatismes respectifs : comment avez-vous abordé ces séquences ?
E.N.: Nous travaillons toujours de telle sorte que, dans le processus de création, nous enclenchons la caméra très tard. Nous passons beaucoup de temps avec les protagonistes, dans la perspective de déterminer des scènes que nous pourrions tourner avec eux. Plus on passe de temps avec eux au quotidien, plus on a une idée précise de ce que l’on peut faire. Dans ce cas, nous avons d’abord filmé les répétitions de la pièce, ensuite, nous sommes allés chez eux. Ces scènes issues de leurs vies sont très émotionnelles. Nous n’étions pas conscients du fait que, pendant sept ans, nos protagonistes n’avaient jamais évoqué la guerre avec leurs parents. La mère de Katya a posté un long message sur Facebook pour dire à quel point elle était reconnaissante que la présence de cette caméra ait pu faire en sorte qu’elles parlent enfin de leurs ressentis respectifs.
Le film bélarusse Courage d’Aliaksei Paluyan, dans un registre différent, partage quelques analogies avec le vôtre. L’une d’entre elle est le théâtre. Est-ce que le théâtre a un effet cathartique particulier ? Est-ce un médium plus puissant pour faire partager la complexité des états intérieurs ?
E.N.: Nous avons choisi le théâtre, car lorsque la révolution de Maidan a eu lieu, le théâtre documentaire est devenu très populaire en Ukraine. Cela nous a inspirés. Les gens étaient tellement accablés par les événements que les metteurs et metteuses en scène, les dramaturges ont amené dans les théâtres ce que les gens ordinaires vivaient de façon si forte. Une autre raison est que les événements et les réactions qui nous intéressaient s’étaient passés il y a plusieurs années. Nous nous sommes demandés quels moyens seraient les plus appropriés pour faire revenir nos protagonistes à cette époque. Nous voulions que ce soit une raison naturelle et vraie qui leur permette d’y retourner, pas une caméra. Nous voulions provoquer une réflexion profonde, mais aussi avoir un effet de groupe. Nous avons toujours pensé le film comme étant celui du portrait d’une génération. Le théâtre a rempli toutes nos attentes. Évidemment, jusqu’à la fin, ce fut une expérimentation ; il n’y avait pas de script, la metteuse en scène a travaillé de manière documentaire, dans le sens où chacun.e a exposé son histoire sur scène. Ce que l’on voit dans le film est effectivement les premières fois où ils racontent leur histoire. On remarque combien d’émotions sont encore enfouies. À cet égard, il était important pour nous que chaque protagoniste ait fait une thérapie avant ; on voit dans le film à quel point cela était encore difficile pour eux d’en parler, mais ils avaient les outils pour se dégager rapidement des émotions si besoin était.
P.R.: La scène de théâtre leur a permis de s’ouvrir, ce qui, dans la vie dite normale, ne se serait peut-être pas produit. Nous étions par exemple surpris que Slavik, qui vient de l’Ouest de l’Ukraine, d’une famille conservative, ait, pour la toute première fois de sa vie, rencontré une personne issue de la communauté LGBT. Ils se sont vraiment liés d’amitié. Mais quand Rodion lui rend visite dans son environnement, il se sent à nouveau seul. Sur la scène de théâtre, la situation était confortable, mais dans la vie quotidienne, cela redevient difficile. Au théâtre, on peut faire fi du contexte dans lequel on est, on est sur la même scène, on a les mêmes vêtements, il est beaucoup plus facile de se rapprocher de quelqu’un.e de complètement différent.e.
E.N.: Notre idée était aussi d’utiliser la figure de Hamlet comme un filtre que l’on pose sur leurs histoires. Cela les a aidé.es, car ils n’avaient pas à s’exposer frontalement, ils devaient toujours intégrer leur histoire dans le contexte de Hamlet. Cela a créé de la distance. C’était une excellente porte d’entrée pour commencer à raconter ces histoires douloureuses.
La pièce de théâtre a été jouée en Ukraine, quelle en a été sa réception ?
P.R. : La représentation a eu lieu pendant la pandémie, en ligne. Elle a eu un énorme succès, 15 000 spectateurs, et la pièce a été nommée comme un des meilleurs événements en ligne en Ukraine. Elle a provoqué de grandes discussions sur cette guerre permanente à l’Est qui était tombé dans l’oubli. Mais aussi sur les sujets qu’Oxana et Rodion évoquent, au-delà de la guerre. Dans cette pièce, nous représentons une figure collective de Hamlet, permettant de donner plusieurs visions et opinions à partir de différentes perspectives. Je me rappelle discussions avec des gens issus de la partie conservatrice de la société qui demandait si l’histoire de Rodion pouvait s’inscrire dans la lignée des autres histoires. Cela a engendré des conversations très intéressantes au sein de la société ukrainienne : qui, parmi nous, correspond vraiment à ce personnage de Hamlet de nos jours ? Cela a eu un effet positif.
E.N.: La société ukrainienne a plutôt tendance à mettre sous le tapis certaines thématiques comme celle de la communauté LGBT. C’était très étonnant pour eux de constater que quelqu’un comme Rodion combat aussi sur un front, celui de l’homophobie en Ukraine. Cela était difficile pour beaucoup de l’accepter, mais cela a amené à un débat très important. L’art est aussi là pour provoquer et susciter la discussion.
P.R.: Rodion avait ce double rôle : celui d’un réfugié du Donbass qui devait se faire une vie à Kyiv et s’intégrer à la société ukrainienne, tout en ayant cette particularité d’appartenir à la communauté LGBT.
Dans les propos des protagonistes, il y a un antagonisme qui revient souvent, celui du héros, de l’héroïne vs une personne normale…
E.N: Oui, Katya a un monologue où elle en parle, ainsi que Slavik. Après le retour de ceux qui ont combattu à la vie civile, nombre d’entre eux se sont vu confrontés au rejet – à l’époque bien sûr, à présent, ils sont considérés comme les personnes les plus expérimentées à partir au front le 24 février. Lorsque la première guerre au Donbass a éclaté, la société était contente que quelqu’un.e veuille y aller, car l’armée était très mal préparée à la guerre. Quand ils et elles sont revenu.es et ont commencé à parler de leurs traumatismes, ils sont devenus des facteurs perturbateurs. Personne ne voulait les écouter. Il y a eu quelques initiatives privées, qui ont permis de faire des thérapies, mais autrement, il n’y avait rien ni personne pour les accueillir. Dans une sorte de mise en balance gain/perte, ils et elles ont commencé à se poser la question du pourquoi, puisque la société ne pouvait même pas apprécier le prix élevé qu’ils et elles ont payé pour leur engagement.
P.R: Katya a cette phrase au début de son monologue, car elle parle à la société, c’est une blessure profonde pour elle. Elle l’a compris ainsi : « Tu es une héroïne, prend ton arme, va au front et disparais, le reste ne nous intéresse pas ! » Slavik a aussi eu une réflexion sur le sujet : cela ne vaut pas la peine de risquer sa vie pour simplement être un héros, pour prouver quelque chose à quelqu’un. Il dit : « quand tu vois la mort dans les yeux, tu sais que cela est vain ».
E.N.: Mais l’histoire tragique de Slavik est qu’il n’a pas trouvé autre chose à faire dans la vie que de retourner dans la vie militaire, pour des causes financières. Il a étudié le droit, mais il vient d’un village où ses chances de devenir juriste sont très faibles. Il a donc pris la décision de se bâtir une carrière en tant que militaire. L’année passée, il a commencé une formation d’officier et il a obtenu son grade une semaine avant le début de la guerre…
Et à présent, ils et elles retournent vers la réalité de leur traumatisme…
P.R.: Tous sauf Oxana sont en Ukraine. Oxana avait émigré déjà avant la guerre en Pologne. Katya, Slavik et Roman sont dans des unités actives de l’armée ukrainienne, Rodion coud des uniformes.
E.N.: Nous aussi, depuis le début de la guerre, nous sommes très impliqués dans l’aide apportée à l’Ukraine. Par exemple, récemment, j’ai fait parvenir un grand drone à l’armée ukrainienne, directement à l’unité de Katya. Depuis le début de la guerre, nous avons régulièrement envoyé des transports aux unités de nos protagonistes, avec du matériel militaire, des gilets pare-balles, des casques et des médicaments.
D’Elwira Niewiera et Piotr Rosołowski ; Pologne, Allemagne ; 2022 ; 85 minutes.
Malik Berkati, Locarno
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