L’œuvre de la documentariste autrichienne Ruth Beckermann du 19 au 29 avril 2018 au Kino Arsenal Berlin
Depuis le début des années huitante, Ruth Beckermann documente avec sa caméra le présent en résonance avec des racines qui sont profondément ancrées dans le passé. Cela donne une œuvre au caractère à la fois très personnel mais parfaitement en phase avec le monde et son état, très politique et qui se frotte aux sujets qui continuent à gangréner les sociétés d’après-guerre. Une fois encore, Arsenal – l’Institut allemand du film et de l’art de la vidéo – offre une belle et intelligente rétrospective au public, en cela aidé par le fait que quatre des 11 films de la cinéaste ont été sélectionnés et présentés dans la section de la Berlinale dont s’occupe l’institut, la section Forum.
Une œuvre patchwork de mémoire
Ce qui est fascinant lorsque l’on regarde l’ensemble de l’œuvre de Ruth Beckermann, c’est cette impression de pièces de puzzle qui se mettent en place sous nos yeux. Sa quête de la mémoire, quelle soit personnelle ou collective, retrace une histoire qui ne cesse de vouloir se répéter comme on le constate une fois de plus dans son dernier film, Waldheims Walzer (La valse de Waldheim) qui a remporté le Prix du meilleur documentaire toutes sections confondues à la dernière Berlinale et tombe à point nommé dans le miroir du récit contemporain avec l’élection de Sebastian Kurz du même parti que Waldheim (ÖVP), Chancelier en fonction depuis le 18 décembre 2017 dans une coalition avec le parti nationaliste d’extrême-droite FPÖ. Encore plus remarquable, la matière première de ce film de 2018 trouve sa source dans des images filmées pour un de ses premiers films, Die papierene Brücke (Le pont de papier) en 1987 qui fait partie de sa trilogie sur la vie juive en Europe centrale et sa propre judaïté : en 1986 Kurt Waldheim faisait campagne pour devenir président de la République fédérale d’Autriche et Ruth Beckermann était partie filmer les tenants et opposants du l’ex-Secrétaire général des Nations-Unies qui jusque là avait réussi à cacher son réel rôle en tant qu’officier d’état-major de l’armée allemande dans les Balkans. C’est en voyant le film de 1987 que nous comprenons dans celui de 2018 que l’homme qui, sans peur, affronte verbalement les partisans à la parole antisémite libérée du candidat Waldheim, est son père. Personnage merveilleux et attachant, originaire de Bukovina, une région entre du nord de la Roumanie à la frontière ukrainienne, qui se sent tellement autrichien qu’il a sur son bureau une image de l’empereur François-Joseph.
Ce voyage sur le pont de papier débute par une fable, celle qui raconte que ceux qui prennent le pont de fer tomberont car il se brisera, seuls sont qui prendront le pont de papier survivront. Évidemment les cimetières de l’histoire contredisent à priori cette morale, mais à y regarder de plus près, ce sont bel et bien les justes qui survivent dans la mémoire collective. Dans une très belle esthétique de brume, de flous et de bleus saturés, nous empruntons ce pont dans le sillage de la réalisatrice qui nous emmène à Czernowitz, la ville d’origine de son père, à Tel Aviv où sa mère avait passé sa jeunesse avant de revenir en Autriche par amour, à Vienne dans le magasin de son père et sur le plateau d’un film tournée en Yougoslavie sur le camp de concentration de Theresienstadt avec des figurants juifs, pour certains survivants de la Shoah. À travers cette collection d’impressions et de perceptions différentes, Ruth Beckermann questionne sa propre identité partagée d’enfants de survivants.
Et cette idée de questionner le présent en se référant au passé traverse toute l’œuvre de la documentariste autrichienne qui va tout de même réaliser en 2016 un film de fiction, Die Geträumten, qui bien sûr n’en est pas une : deux jeunes gens lisent dans la Maison de la radio de Vienne la correspondance qui court sur presque 20ans entre deux amoureux, l’Autrichienne Ingeborg Bachmann et le Juif originaire de Czernowitz (on s’y retrouve), Paul Celan. Ces deux figures majeures de la littérature et poésie de langue allemande d’après-guerre vont s’aimer et se séparer, se désirer et se désespérer par lettres mais aussi par œuvres interposées, l’une vivant à Vienne, l’autre à Paris. Cette relation épistolaire déchirée et déchirante est hantée par les scories de la guerre et les démons qui prennent corps dans l’esprit de Celan qui finit par nourrir des reproches et rancœurs qui se prolongeront dans le silence aussi expressif que les écrits. Ruth Beckermann restitue visuellement l’étreinte des textes et le profond attachement des deux poètes à travers une composition des acteurs qui petit à petit, même s’ils restent de leur temps et dans le présent comme on peut le constater lors de leurs pauses-cigarettes, influe sur leur relation.
Avec son histoire familiale pétrie d’exils, de migrations, de fuites de survie, Ruth Beckermann ne pouvait pas passer à côté de la question de la migration, cette thématique considérée dans le monde occidental comme une crise, une menace voire un péril, et ceci au mépris de sa propre histoire. La cinéaste se propose donc de rappeler, une fois de plus, cette histoire, en mettant pêle-mêle en perspective dans Those Who Go Those Wo Stay (2013) des requérants d’asile africains en Italie, des émigrés à paris, sa mère dans une chambre médicalisée qui raconte sa fuite de Vienne en 1938, un Palestinien de Syrie qui explique avec ironie que rien ne peut mieux résumer sa situation que ce qui est inscrit dans sa carte d’identité : « carte temporaire pour une durée illimitée ». Une chaîne de témoignages et d’exemples qui raconte sur le siècle la convergence de destin de réfugié.
Un film un peu atypique dans son œuvre, American Passages (2011). Le film débute à New York, le jour de l’élection de Barack Obama : pendant deux ans la cinéaste va sillonner onze États des États-Unis et collecter les observations et les rencontres afin d’essayer de confronter le « rêve américain » avec la réalité. En s’enfonçant dans les États républicains, la distorsion entre les différentes populations de ce pays, leurs conditions et perspectives de vie, leurs aspirations et leurs visions du monde très marquées par l’histoire plurielle et complexe sur laquelle elles se sont bâties. Mais ce qui se retrouve aussi en fil rouge dans cet instantané de ce pays, c’est cette faculté déconcertante qu’ont les Étasuniens à se retrouver en communion lorsqu’il s’agit de la patrie, symbolisée et mise en scène à toutes occasions par son drapeau et son hymne, même si cette patrie te laisse par ailleurs vivre et mourir dans la rue, et cette admirable capacité à croire à la rédemption et la deuxième (et plus) chances dans la vie.
Comme un gimmick, Ruth Beckermann, à côté de son faible pour le collage et le montage d’images d’archives avec celles du présent, ainsi que les longs travellings depuis les fenêtres de voitures , fait poser à un moment ou un autre ses interlocuteurs comme sur des photos. Transition de toutes sortes d’imprimés pour arriver au support de la numérisation, l’important est que le fameux pont de papier continue à témoigner des gens qui l’ont traversé. La peur qui étreint les êtres est celle de l’oubli avec la mort des générations porteuses d’histoire. Grâce aux fils qui se mêlent et s’entremêlent entre les films de Ruth Beckermann, ils peuvent reposer en paix. Leurs images et leurs histoires y sont gravées.
Malik Berkati
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