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The Irishman de Martin Scorsese : Sans fioriture, le crime

C’était le temps des belles grosses américaines chromées et des banlieues-bungalows, d’Elvis et des coiffures crêpées. C’était le temps des mafieux jouant au poker dans des arrières-salles enfumées. C’était le temps des règlements de compte sur le trottoir. C’était le temps du crime. Non le crime jouissif à haut indice d’octane, mais le crime froid, mécanique, celui qui obéit aux ordres sans se poser de questions. Et sans remord.

— Al Pacino et Robert De Niro – The Irishman
© Netflix

Le dernier opus de Martin Scorsese, interprété par une brochette de talents inégalée depuis Laurence d’Arabie (1962) s’est permis, justement à cause de ses interprètes, d’avoir de la retenue. Plus qu’un film de gangsters basé sur le mystère entourant la disparition de Jimmy Hoffa (Al Pacino) c’est, sur 30 ans, le parcours de Frank Sheeran (Robert de Niro), un irlandais vétéran de la Deuxième Guerre Mondiale engagé par Russel Bufalino (Joe Pesci), un Don de la mafia italienne.

The Irishman table sur des interactions gagnantes, non seulement celle de Robert de Niro avec Joe Pesci, son vieux compère depuis Raging Bull (1980) [1], mais aussi avec Al Pacino. Jamais, étonnement, on n’avait vu ces deux icônes du cinéma face à face à l’écran, sauf six sublimes minutes dans Heat [2]. C’est donc un vrai bonheur de les voir incarner la longue amitié de Jimmy Hoffa et Frank Sheeran, laquelle se terminera tragiquement par le meurtre de l’un par l’autre. Si Pacino joue avec l’énergie qui lui est habituelle, son interprétation est une construction d’une haute précision où rien, et surtout pas les envolées de Hoffa, n’est laissé au hasard. Quand à de Niro, il est un Sheeran tranquillement meurtrier, un mafieux plutôt sympathique dans sa tristesse de ne pouvoir communiquer avec sa fille Peggy. Le raffinement exquis de son jeu et la subtilité de sa déshumanisation au fil du temps est à mettre au rang des grandes interprétations de l’Histoire du cinéma. Joe Pesci nous révèle, s’il était possible, encore davantage son génie au sein d’un personnage sinistrement calme et froid, à l’encontre de tout ce qu’on avait précédemment connu de lui.

Scorsese revient aux structures précédemment explorées dans Goodfellas (1990) et Casino (1995) : la voix-off du personnage principal (ici, Frank Sheeran en maison de retraite) effectuant un retour sur sa vie, qu’il termine en solitaire puisque sa famille l’évite et que tous ses comparses sont morts ou en prison. Mais à la différence de ces précédents films, où la jouissance du crime, du sexe, de l’alcool et de l’argent facile captivait l’auditoire, le réalisateur prend le risque de longs plans méticuleux, des silences et des visages de glace. Rien de survolté dans ces Dons qui s’expriment par euphémisme. Au sein de la fratrie mafieuse, on est pas désespéré: on est ‘un peu préoccupé’. On n’ordonne pas un assassinat, on ‘règle une situation’. Cela donne lieu à de subtils échanges de regards entre les acteurs et des gros-plans saisissants, particulièrement dans une scène de restaurant où Angelo Bruno (Harvey Keitel) et Russel Bufalino ordonnent à Frank Sheeran son premier meurtre. Et les yeux silencieusement accusateurs de Peggy révèlent la descente de Sheeran, laquelle se révélera à la fin dans toute sa désolation.

Durant les années ’50 et ’60, Jimmy Hoffa était ‘l’homme le plus puissant des États-Unis après le Président’. Leader syndicaliste depuis l’adolescence, il avait réussi grâce à l’appui de la mafia à grimper les échelons pour devenir le président des Teamsters. Il avait élevé leurs salaires, assuré un système de retraite et une défense judiciaire adéquate, ainsi que des soins médicaux. C’était un joueur majeur, surtout dû à sa main-mise sur le fond de pension des Teamsters, lequel s’élevait à plus d’un milliard de dollars. Hoffa se mit à prêter de l’argent aux membres de la mafia cherchant à faire construire des casinos, ce à quoi les banques se refusaient. C’est lui qui financera le développement de Las Vegas. Mais ce visionnaire, fin stratège, ce leader charismatique porté par une énergie hors du commun, était également rongé par un ego sur-dimensionné. Évincé de la présidence, il ne songeait qu’à son retour. C’est ce qui entraînera sa perte, malgré les interventions de son ami Sheeran, censé lui faire entendre raison.

 

C’est à ce moment que le film se complexifie: Hoffa fut envoyé en prison pour fraude par Robert Kennedy, nommé procureur de Chicago par son frère. Ce fut Frank Fritzsimmons, l’accommodant vice-président joueur de golf, qui fut élu à la tête des Teamsters. Or, si Hoffa avait eu la main généreuse avec les casinos de la mafia, Fitzsimmons l’avait plus large encore et finançait tous les projets sans discuter, ce qui plaisait fort aux Dons. Hoffa, bien décidé à retrouver son poste à la tête de ‘son union’, refusa à sa sortie de prison d’écouter les conseils de Sheeran qui, sous les ordres de Russel Bufalino, lui intimait de laisser tomber. À cette histoire, Scorsese mêle Nixon, la CIA, la Baie des Cochons, les Kennedys et la thèse selon laquelle la mafia aurait fait assassiner Kennedy pour se venger de lui. Malgré le fluide montage de Thelma Schoonmaker, cet enchaînement complexe trop rapidement survolé aurait mérité d’être mieux étoffé, ou carrément supprimé pour laisser la place aux relations entre les personnages: soit un film de 150 minutes ou une série limitée de 5 heures. Cela aurait profité à certains acteurs sous-utilisés dont Harvey Keitel et Anna Paquin, merveilleuse dans le rôle quasi muet de Peggy Sheeran. Un peu plus de place à Welker White dans le rôle de Josephine, l’épouse de Hoffa, n’aurait pas nuit non plus, même si son unique scène dramatique constitue l’un des moments les plus intenses du film.

En ménageant la chèvre et le chou de la temporalité, Scorsese a créé un film magnifique, mais trop long pour qu’on puisse l’apprécier dans ses tournants et aboutissants. Ce qui est dommage parce que des costumes aux décors, en passant par la musique de Robbie Robertson et jusqu’au rajeunissement bluffant de Pacino, de Niro et Pesci, on a affaire à une œuvre magistrale.

[1] Ils ont partagé l’écran dans Casino, Goodfellas et Once Upon a Time in America.
[2] Malgré le fait qu’il aient tous les deux joué des rôles majeurs dans The Godfather II, mais c’était à des époques différentes.

De Martin Scorsese; avec Robert de Niro, Al Pacino, Joe Pesci, Anna Paquin, Aleksa Palladino , Jesse Plemons, Stephen Graham, Kathrine Narducci, Harvey Keitel, Ray Romano; États-Unis; 2019; 210 minutes.

Anne-Christine Loranger

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Anne-Christine Loranger

Journaliste / Reporter (basée à Dresde)

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