Berlinale 2019 – Panorama : Normal d’Adele Tulli – Une plongée effarante dans la norme du genre. Entretien.
Le documentaire d’Adele Tulli nous entraîne dans une définition de l’interaction, considérée par certain-e-s comme normative, entre les hommes et les femmes. Bien entendu, si ici le terrain d’étude est l’Italie, le propos s’applique partout dans le monde où les exégèses de la norme et de la normalité haussent la voix, travaillent activement pour ce qu’il pense être leur devoir, à savoir les rétablir, et commencent à (re) prendre le pouvoir. Adele Tulli n’impose aucun commentaire à son propos, les images parlent pour elles, et même si parfois on est effarés de la normalité et du discours qui nous sont proposés, la réalisatrice ne nous enferme pas dans un déterminisme laborieux et sans issue : la première scène débute sur le perçage des oreilles d’une petite fille – « pour qu’elle soit aussi jolie que sa maman » – mais se termine par une très jolie scène de fin, précédée par une cérémonie de mariage entre même sexe. Adele Tulli a accepté de répondre à nos questions.
Tout d’abord, j’aimerais revenir à votre postulat : « Je voulais expérimenter un changement de perspective, en me concentrant précisément sur ce qui est considéré comme conventionnel, normatif et normal. » La transposition de cette idée cinématographique est très réussie ; vous créez en effet un univers aliéné et aliénant qui, dans son absurdité, nous fait hocher la tête et, qui plus est, provoque un rire un peu étonné. Dans tous les pays européens, nous voyons cette discussion sur les normes de genre de cette façon, ne parlons même pas des États-Unis, mais ne procédez-vous pas d’une manière un peu caricaturale dans les juxtapositions que vous faites ?
Oui, d’une certaine façon. Le film est conçu comme une mosaïque kaléidoscopique de scènes de la vie quotidienne, où l’intention n’est pas simplement d’enregistrer ou d’observer la réalité (si cela est vraiment possible), mais de la recadrer afin de l’interroger. Sans suivre une narration linéaire, le film explore donc les interactions quotidiennes dans de nombreuses situations différentes, à la gym ou à la plage, dans les discothèques, les foires, les parcs publics, les centres de beauté et les églises. Mais toutes ces scènes apparemment déconnectées sont liées par la réflexion sur les normes dominantes et les attentes par rapport au genre, ainsi que sur la façon dont elles influencent nos vies, affectant nos gestes, nos désirs, nos comportements et nos aspirations. Le film vise donc délibérément à générer un sentiment de déplacement et de confusion lorsque l’on regarde ce qui est censé être normal, à amener le spectateur dans un espace incertain entre réalité et imagination, où l’idée même de normalité peut être questionnée et méditée.
Ces dernières années, nous avons assisté à des discussions sociétales et sociologiques en Europe du Nord sur le problème qu’auraient les hommes à se positionner dans la société en réponse aux demandes égalitaires des femmes. À égard, les scènes sur le coaching afin d’être un mâle alpha sont édifiantes. Cette perte de repères dans la société est-elle aussi forte en Italie ou cette scène du coaching est-elle plutôt un moyen de souligner votre point de vue ?
Avant de commencer la recherche pour le film, je ne connaissais pas l’existence de cours de formation pour hommes ayant comme finalité de « rencontrer, attirer et séduire les femmes », comme ils en font la promotion. Mais une fois que j’ai découvert ces cours, j’ai réalisé qu’il y avait un énorme marché pour cela, et pas seulement en Italie. C’est un phénomène tout à fait mondial. Il se peut, comme vous le suggérez, qu’elles soient nées pour répondre à un sens perdu de la masculinité. Ce qui m’intéressait en tout cas, ce n’était pas tant le contenu réel et les « enseignements » des cours, mais ce qu’ils révélaient en termes de dynamique de genre, en particulier en ce qui concerne la pression que subissent les hommes pour se conformer à certains idéaux de masculinité, tels que se montrer dur et fort, cacher les faiblesses et se montrer responsable. Ce que le film se propose d’explorer, ce sont les contradictions profondes, les frustrations et les complexités que la conformité aux normes sociales entraîne et produit dans nos vies et combien de douleur est souvent échangée contre une légitimation sociale.
Il n’y a aucune indication (du moins je ne les ai pas vues) sur le ou les lieux où vous avez tourné, sauf pour le mariage homosexuel : est-ce que les scènes proviennent toutes de la même région ?
Non, les scènes ont été tournées dans toute l’Italie, mais il est intentionnel de ne pas donner d’indications géographiques spécifiques, car le film est conçu comme un voyage contemplatif et ouvert sur les normes de genre, sans aucune finalité didactique ou pédagogique. Les scènes alternent selon un réseau de connexions libres, fluides et personnelles, qui espèrent engager les spectateurs en tant qu’interlocuteurs dialogiques, au-delà des frontières régionales ou nationales.
La religion joue un rôle assez important dans ce processus normatif de genre dans votre film. Selon vous, s’agit-il d’un moyen pour les Eglises de récupérer « un public » de jeunes ?
Ces dernières années, nous assistons en effet à une tendance mondiale – au sein de diverses communautés religieuses – contre les avancées des droits LGBT et les réalisations du féminisme, qui sont souvent dépeintes par leurs détracteurs comme des menaces aux « fondements de la société ». C’est compréhensible, car l’enjeu théologique est de taille : le déterminisme biologique des rôles des hommes et des femmes (et des rôles sexuels) que les Églises s’efforcent de sauvegarder s’efface progressivement de nos expériences quotidiennes. Cet afflux de mouvements religieux contre l’égalité entre les sexes prend de multiples formes de mobilisation, dont des organisations de jeunes, souvent liées à des groupes d’extrême droite. Je ne sais pas s’il existe une stratégie active pour récupérer les jeunes générations dans ces communautés religieuses ou si ce n’est qu’une partie des nombreuses stratégies populistes qui sont à l’origine des alliances politiques et religieuses de droite. Quoi qu’il en soit, il y a certainement beaucoup de signes de la croissance alarmante de ce que l’on a appelé la « phobie politique du genre », à laquelle mon film cherche à apporter une réponse créative.
Comment votre caméra a-t-elle été perçue par les protagonistes ? Avez-vous été facilement acceptée ? Et ont-ils déjà vu le film ? Si oui, quelle a été leur réaction ?
Dans le monde d’aujourd’hui, les caméras font plus que jamais partie de notre vie, alors je pense qu’il y a une conscience beaucoup plus grande de la nature performative de chaque acte de représentation. La plupart des personnes filmées n’ont eu aucun problème à se tenir devant la caméra : en fait, dans de nombreuses scènes, elles sont également montrées lorsqu’elles sont photographiées/filmées par d’autres personnes ou lorsqu’elles prennent des selfies avec leur propre téléphone. De plus, le film n’explore intentionnellement que les espaces publics, de sorte que les gens n’ont jamais été filmés dans leurs espaces les plus intimes ou privés, ce qui, à mon avis, facilite l’acceptation de la présence d’une caméra. Certains d’entre eux ont vu des parties du film, mais pas encore l’ensemble. Nous allons bientôt faire des projections en Italie.
Vous jouez beaucoup avec et sur la musique qui est presque un protagoniste dans votre film et sert de commentaire. Pouvez-vous nous éclairer sur cet aspect et ces choix musicaux ?
Oui, la musique et le son sont très importants dans ce travail, et je suis reconnaissant à Andrea Koch (musique) et Riccardo Spagnol (design sonore) pour leur excellent travail. Je voulais créer une expérience immersive et contemplative, où les situations ordinaires pourraient finir par se transformer en quelque chose d’inattendu et d’inconnu. Ainsi, le son démonstratif est parfois remplacé par des paysages sonores ou des musiques non naturalistes pour encourager l’abstraction de la réalité et provoquer des effets de déplacement, de confusion et de désordre. Je m’intéresse à une approche du documentaire qui ne cache pas ses propres artifices, mais au contraire joue avec eux de manière créative. C’est par l’assemblage personnel d’éléments visuels et sonores que ma présence subjective d’auteur émerge et communique avec le spectateur.
D’Adele Tulli; Italie; 2019; 70 minutes.
Malik Berkati, Berlin
© j:mag Tous droits réservés
Ping : ARTEKino Festival 2019 (1.-31. Dezember) – Das kostenlose digitale Festival geht los! – J:MAG