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Berlinale 2020 – compétition : The Roads Not Taken de Sally Potter – 24 heures de la journée d’un homme perdu dans sa mémoire

Le dernier film de Sally Potter aborde un sujet qui tend à toucher de près ou de loin un large pan de notre société – celui des pathologies liées à la démence. Évidemment, dit ainsi, cela ne donne pas forcément l’envie de se précipiter dans une salle de cinéma voir ce film. Et pourtant, The Roads Not Taken est probablement l’un des films de fiction les plus justes et les plus sensibles sur la question, loin des comédies alambiquées qui alignent les situations les plus improbables les unes que les autres dans des caricatures souvent très fantaisistes, évacuant allègrement la multitude de problèmes quotidiens qui se posent aux malades et à leurs proches, ou des drames larmoyants aux abords héroïques (pour les malades ou les aidants). Sally Potter, comme à son habitude ne donne pas une clef à mettre dans la serrure d’une compréhension et appréhension uniques des choses, mais plutôt un trousseau avec lequel chacun.e peut y trouver une ouverture ou s’essayer à plusieurs réflexions.

— Javier Bardem, Elle Fanning – The Roads Not Taken
© Adventure Pictures

L’idée de rendre la maladie de Leo (Javier Bardem) atypique est à cet égard très subtile : on ne sait pas exactement de quoi il souffre – le spectre des maladies cognitives dégénératives est ainsi très large – mais manifestement, il est confus, aphasique, parfois catatonique parfois fugueur, perdu dans l’espace et le temps ainsi que dans les événements du quotidien. C’est par le biais de ce quotidien que Sally Potter va illustrer cette perte de réalité : Molly (Elle Fanning), jeune journaliste pleine d’ambition en course pour obtenir un gros projet, va passer une journée avec son père qui doit aller chez le dentiste et l’ophtalmologue. Si rien ne se passe ni facilement ni comme prévu, c’est que Leo, manifestement se meut mentalement dans des mondes parallèles de sa propre vie. Comme nous avons plus d’informations que Molly, nous le voyons errer de l’un à l’autre par des séquences qui coupent la réalité du moment. Les situations engendrées par cette confusion ont certes des relents coquasses mais elles restent toujours réalistes et mesurées. L’écriture cinématographique de Sally Potter parvient, par les petits détails comme les réactions très vives de Leo à la lumière ou au bruit, à révéler les sensations hypertrophiés des personnes qui ont perdu leurs repères et se retrouvent à la merci de toutes ces intrusions extérieures qu’elles n’arrivent pas à ordonner et qui sont des facteurs de stress permanent.

— Salma Hayek, Javier Bardem – The Roads Not Taken
© Bleecker Street

Cette odyssée du père et de la fille permet de mettre en évidence le rôle des proches aidants qui, au-delà de leur gestion du quotidien – celui du proche malade comme le sien souvent chamboulé par tous ces imprévus qui déstabilisent tout son propre environnement – doivent aussi composer avec leurs peurs, leurs incompréhensions, leurs souffrances de ne pas retrouver l’être aimé comme de ne pas être reconnu par lui. Une scène d’une simplicité remarquable résume cet état : Molly regarde son père et lui dit, « je suis perdue ». Tout est dit : le père et la fille sont perdus, pas dans le même monde, pas sur la même ligne de temps, mais ils ont en partage cette déperdition. Mais comme la plasticité du cerveau est impénétrable, il n’est pas dit que des connexions ne puissent pas se refaire, que des vérités ne remontent pas à la surface, que les chemins de vie qui n’ont pas été pris télescopent ceux qui ont été pris et, dans des instants fragiles et fugaces, renouent les fils des vies délitées dans le moment présent.

— Javier Bardem, Laura Linney – The Roads Not Taken
© Jeong Park / Bleecker Street

Un film qui peut être difficile à regarder pour certain.e.s qui sont concernés de très près, il n’est pas impossible que des défenses naturelles se mettent en place, comme essayer de s’extraire de cet univers projeté, de prendre de la distance. Ceci est un gage fort de la qualité du film puisque forcément, s’il touche à une corde sensible, c’est que l’ensemble est juste et ajusté. Cependant, une fois le générique passé, la grande sensibilité qui sous-tend The Roads Not Taken dilue les émotions réveillées et ouvre de nouvelles dimensions existentielles sur les vies que nous menons, les êtres que nous accompagnons et qui nous accompagnent. Quand la mémoire se désagrège, quand la réalité s’estompe et que la communication se réduit à peau de chagrin, et bien il reste l’amour.

De Sally Potter; avec Javier Bardem, Elle Fanning, Salma Hayek, Laura Linney; Royaume-Uni; 2020; 85 minutes

Malik Berkati, Berlin

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Malik Berkati

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