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De la cuisine au Parlement, de Stéphane Goël, se penche sur le long chemin des femmes pour obtenir des droits fondamentaux : le droit de vote et d’éligibilité

Ce film propose une balade à travers un siècle d’histoire suisse, sur les traces de celles qui se sont battues pour sortir de leur cuisine – et de ceux qui ont tout tenté pour les y renvoyer – jusqu’à l’obtention d’une égalité de droit dont la réalité semble parfois encore bien fragile et menacée. Faut-il le rappeler ? La Suisse peut se targuer d’avoir été l’un des derniers pays du monde à accorder le droit de vote et d’éligibilité aux femmes : Un triste record !

De la cuisine au Parlement de Stéphane Goël
Image courtoisie First Hand Films

Réalisé en 2011 alors que l’on fêtait le quarantième anniversaire du suffrage féminin « dans une sorte d’indifférence », le documentaire de Stéphane Goël est d’abord sorti en 2012 et connaît en 2021 une seconde édition, complétée car «l’historie continue de se dérouler », comme le souligne le cinéaste. A l’opposé du désintéressement de 2011, le réalisateur constate que, dix ans après la première version, le cinquantième anniversaire du suffrage féminin est accompagnée d’une profusion d’événements, de publications, de projets et d’expositions à Berne, à Zürich et à Lausanne et mentionne qu’il décide de réaliser une seconde mouture sur l’invitation de la RTS :

« La télévision me contacte et me demande s’il ne serait pas opportun de revisiter ce film afin de le compléter. Le premier film s’achevait en 1990 lorsque les femmes ont fini par obtenir le droit de vote en Appenzell Rhodes-Intérieures et ce second film continue l’histoire et va jusqu’à la grève du 14 juin 2019, abordant d’autres thématiques comme le long combat pour obtenir assurance-maternité ou le droit à l’interruption volontaire de grossesse. »

De la cuisine au parlement captive de bout en bout et restitue avec brio l’histoire de celles qui se sont battues pour sortir les citoyennes suisses du carcan «Kinder, Küche, Kirche », une triste allitération que l’on traduit en français par «enfants, cuisine, église », un diktat patriarcal qui cantonnait les femmes dans un rôle domestique, interdites de vie publique, soumises aux valeurs traditionnelles dévolues à leur genre … Pardon, « à leur sexe », comme on disait à l’époque et il y a encore quelques décennies.

À l’occasion des cinquante ans du suffrage féminin en Suisse, le 7 février 2021, le cinéaste Stéphane Goël propose un nouveau montage de son documentaire, De la cuisine au parlement (2012). Le moyen métrage s’est ainsi transformé en un long métrage avec vingt-minutes supplémentaires qui élargissent le propos tant sur le laps de temps écoulé que sur les acquis et les revendications. Ce documentaire de Stéphane Goël est plus qu’un long métrage : c’est un véritable document d’histoire sur le droit de vote obtenu après moult tentatives et l’accès des femmes à la politique mais, à l’instar de la difficulté de ce parcours pour accéder à la vie publique et politique, la parité semble encore bien discutable. Ce documentaire présente un pan considérable d’histoire, illustrée par de nombreuses archives parfois édifiantes, qui relatent les étapes franchies au fil des combats menés et des avancées obtenues.

De la cuisine au Parlement de Stéphane Goël
Image courtoisie First Hand Films

Riche d’images d’archives, des témoignages captivants de militantes historiques et des femmes qui ont ouvert la marche telle la Pasionara, des premières élues au Palais fédéral, à Berne comme Gabrielle Nanten, Elisabeth Kopp, Ruth Dreifuss, cette version amplifiée parle ainsi non seulement du droit au suffrage mais aussi de l’ensemble des combats pour l’égalité: assurance maternité, égalité salariale, droit à l’avortement, parité ou encore violences sexuelles, au travers de témoignages exclusivement féminins. Un siècle est couvert, de 1919 à 2019, illustré par des images d’archives dont de nombreux Ciné-Journaux suisses, mis à disposition par la Cinémathèque suisse, en français et en allemand. À l’aune du mouvement #MeToo qui a ébranlé le monde – surtout patriarcal – depuis 2017, le souffle des revendications féministes connaît un regain de vitalité et, comme l’expose Stéphane Goël :

« Je pense qu’il y a certainement une prise de conscience de la jeune génération. Le féminisme, tel qu’il apparaissait dans l’opinion publique, était peut-être considéré comme quelque chose d’un peu ringard, un féminisme qui se reposait sur des acquis. On avait l’impression que c’était une histoire finie il y a dix ou quinze ans. Aujourd’hui, en abordant notamment les questions de violences sexuelles, de culture du viol, de discrimination, cela a tout d’un coup mobilisé à nouveau toute une génération et une prise de conscience des jeunes, surtout de jeunes femmes. Se replonger alors sur cette très longue histoire en Suisse du combat pour l’égalité, presque cent-cinquante ans de combats. »

De la cuisine au parlement s’avère être un précieux document, au sujet crucial, enrichi d’archives et d’une suite exceptionnelle d’entretiens qui permettent d’apprécier le long chemin, semé d’embûches sociétales, éducatives, patriarcales et ataviques, parcouru par les femmes vers l’obtention d’une égalité de droits toujours fragile. Soyons optimistes et espérons que le documentaire de Stéphane Goël fasse dorénavant partie des outils auxquels recourront les enseignants de l’école obligatoire !

Plusieurs femmes témoignent de leur combat, de l’époque dans laquelle elles ont dû avancer et revendiquer des droits fondamentaux, les mentalités rétrogrades auxquelles elles se sont heurtées. Face à la caméra de Stéphane Goël se succèdent Patricia Schulz, Brigitte Studer, Marthe Gosteli, Simone Chapuis-Bischof, Amélie Christinat, Gabrielle Nanchen, Elisabeth Kopp, Christiane Brunner, Ruth Dreifuss, Marina Carobbio Guscetti et Tamara Funiciello. Le cinéaste fait le constat que les nouvelles militantes féministes ont un discours plus radical et plus offensif que leurs aînées :

« Dans le film, il y a des personnes comme Marthe Gosteli ou Amélia Christinat qui se sont battues dans les années juste après-guerre, pour l’obtention du droit de suffrage. À époque, le combat principal résidait dans l’obtention des droits civiques en Suisse. Ensuite, on a pu aborder d’autres problématiques, notamment autour des discriminations sexuelles. Il est vrai que les jeunes militantes d’aujourd’hui, comme Tamara Funiciello qui est conseillère nationale et agit dans le politique essaie de pousser et ose dire les choses. Aujourd’hui, on ose parler de la violence, de la discrimination. »

Le documentaire de Stéphane Noël rend aussi hommage à Tilo Frey , la première femme à représenter le canton de Neuchâtel au Conseil national en tant que radicale, en 1971. Pour rappel, Tilo Frey a fait partie des onze premières élues de l’histoire fédérale. Elle était aussi alors la première personne de couleur – née d’une mère camerounaise et d’un père neuchâtelois – à siéger aux Chambres à l’époque où l’initiative du 7 juin 1970 contre la surpopulation étrangère, promue par James Schwarzenbach, faisait des émules en Suisse. Tilo Frey ne s’est jamais laissé impressionner  : «Mon père a su me parler, m’apprendre à me défendre. Cela m’a aidée, sur le plan professionnel comme sur le plan politique. », déclarait-elle à Arcinfo. Stéphane Goël rappelle son rôle crucial :

« Tilo Frey a été très emblématique. Aujourd’hui, on parle d’afro-féminisme et Tilo Frey incarne parfaitement ce mouvement et c’est une personne qui a été totalement oubliée. L’année dernière, Neuchâtel a décidé de renommer la Place Agassiz (Louis Agassiz, zoologue, paléontologue et glaciologue controversé; N.D.L.R:) et de lui donner le nom de Tilo Frey. Il est temps que cette femme ainsi que tant d’autres trouvent leur légitime place dans l’histoire de notre pays ! »

Face à autant de figures féminines et féministes remarquables, Stéphane Goël s’est inévitablement questionné sur sa légitimité en tant qu’homme d’investiguer ces thématiques. Une question essentielle qu’il s’est posé dès son premier opus :

« Je me suis posé cette question il y a dix ans et je me la pose encore plus aujourd’hui. Bien sûr, mon film est un survol historique. Dans un film qui dure nonante minutes, on ne peut qu’effleurer les choses. Mais j’ai décidé de les effleurer avec un point de vue, avec une opinion. C’est un film raconté par un homme mais ce ne sont que des femmes qui s’expriment. Le narrateur étant un homme, il se questionne sur son rôle et celui des hommes dans le fait d’avoir été des obstacles permanents depuis 1849 jusqu’à aujourd’hui dans le combat pour l’égalité. »

Si Stéphane Goël s’est penché sur sa légitimité face à ce sujet, son film rappelle que l’histoire a été alimentée par des rappels à l’ordre établi, rappels énoncés bien évidemment par les hommes mais, malheureusement, aussi par certaines femmes qui avaient intégré cet atavisme si bien entretenu. Comme le montre le documentaire, Beatrice Steinmann, l’unique femme journaliste parlementaire du Palais fédéral, déclare qu’elle n’imaginait même pas pouvoir travailler à Berne. Les divers entretiens de l’époque véhiculent constamment l’image que les femmes sont sensibles et ne sont pas assez résistantes pour faire face aux critiques auxquelles les politiciens et les conseillers fédéraux sont soumis. Stéphane Goël constate :

« Il y a toujours cette idée que les femmes appartiennent au domaine privé et les hommes à l’espace public, que les femmes sont trop douces et ne vont pas oser s’affirmer, qu’elles vont pouvoir facilement être influencées et manipulées. C’est là le problème culturel qui a traversé tout ce combat et cela a vraiment à voir avec l’idée de la place de la femme. Le chemin pour sortir de cette damnée cuisine a été très long, d’où le titre de mon film.»

Né en 1965 à Lausanne, Stéphane Goël travaille comme monteur et réalisateur indépendant à partir de 1985. Il réside et travaille à New York entre 1987 et 1993. Stéphane Goël réalise plusieurs bandes vidéo expérimentales et poétiques avant de passer au documentaire long-métrage. Dès 1985, Stéphane Goël est membre du collectif Climage. j:mag l’avait rencontré en 2018 pour son film Insulaire et avait dû se contenter de parler de son film, Citoyen Nobel, en raison du contexte pandémique. Co-présenté avec la RTS et le Bureau de promotion de l’égalité et de prévention des violences du Canton de Genève (BPEV), De la cuisine au gouvernement, de Stéphane Goël, a été présenté en mars 2021 dans le cadre du Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève.

À l’affiche sur les écrans suisses.

Firouz E. Pillet

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