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IFFR2022 – Le dernier film d’animation de la cinéaste roumaine Anca Damian, L’Île (The Island), revisite l’histoire de Robinson Crusoé sur un mode psychédélique

Spécialiste de l’animation documentaire fonctionnalisée virtuose (Crulic – The Path to Beyond,2011 ; The Magic Mountain, 2015), Anca Damian livre avec son dernier film, présenté dans la section Big Screen Competition du 51e Festival international du film de Rotterdam, une animation tourbillonnante et pleine de fantaisie, tout à la fois tragique et comique, réaliste et poétique, réfléchie et exaltée. Abordant des sujets aussi graves que la solitude, la migration, l’environnement, il est troublant de se laisser emporter dans ce flot d’infortune avec plaisir, épouser dans le sillage de Robinson le mouvement du monde plutôt que lutter frontalement contre lui… c’est peut-être ce que l’on appelle la catharsis !

L’Île (The Island) d’Anca Damian
Image courtoisie International Film Festival Rotterdam

Robinson est un médecin qui s’isole volontairement sur une île, l’arpente avec sa tablette qui lui fait office de journal mais aussi d’écran entre ce qu’il perçoit et la réalité : les choses à travers son écran prennent une autre forme, elles respirent, prennent vie. Il soliloque constamment, sur le sens de la vie, le capitalisme consumériste, ses rêves. Toujours sur le fil du rasoir de la folie, il se fait rattraper par le monde qu’il fuit ; outre les déchets venus s’échouer sur la plage, ce sont maintenant les migrants qui débarquent de bateaux de gardes-côtes armés jusqu’aux dents et quelques membres d’ONG. Rappelant les nombreux films sur le sujet, tels que Fuoccoammare de Gianfranco Rosi (2016) ou Styx de Wolfgang Fischer (2018), dans l’iconographie des couvertures de survie, des sacs mortuaires, des aidants emmitouflés dans des combinaisons sanitaires, des mafieux qui exploitent les migrants, L’Île ne devient pour autant pas le protocole documentaire de la tragédie migratoire, elle va bien au-delà, embrassant l’humanité dans tout ce qu’elle a de plus fragile, mais aussi chevillé aux cœurs et aux âmes, l’espoir que des bribes de bonheur puissent émerger de toutes ces souffrances.

Vendredi est le seul survivant d’une embarcation partie d’Afrique pour rejoindre les côtes italiennes. Robinson, qui n’a comme compagnie que la Sirène de ses rêves, va prendre le jeune migrant sous son aile. Ils n’ont pas de langue en commun, mais le langage des corps leur donne la proximité de compréhension nécessaire. Robinson va donc lui apprendre une nouvelle langue et, surtout, à nager. Dans une farandole de symboles, d’effets visuels et sonores, nous sommes entraînés dans le voyage psychédélique de Robinson à la recherche de la rédemption.

Parfois déroutant dans ses transitions, L’Île est construite en récits disruptifs qui parfois heurtent la fluidité du montage avec cependant l’avantage de laisser au public le choix de rester encore un moment dans sa propre réflexion ou de continuer dans la foulée immédiate de la folle cavalcade de Robinson. La réalisatrice donne une place centrale à la musique, au rythme des mots, à la répétition des phrases, à la mélodie qui devient litanie, tout comme les énumérations des choses qui lui manquent, dont il rêve, une sorte d’inventaire capitalistique à la Prévert.  Dans son esprit et sa réalité, la nature des gens et des choses sont brouillées, peuvent prendre corps et apparence de manière confuse, la figure de la Sirène – qu’il voit comme une militante d’ONG, ou sa mère, ou son amoureuse – est plus qu’une tentation, à laquelle il résiste, c’est également une échappatoire.  Car aux outrages du monde s’ajoute la solitude et l’isolement. Robinson appelle la sirène et lui demande de rester avec lui, il lui apprendra poésie, ils pourront affronter ensemble leur solitude. Partager sa solitude revient comme un mantra, puisque « nous sommes si seuls ensemble ».

La poésie visuelle qui tourne au cauchemar, au macabre des corps qui n’en finissent pas de se noyer, mais aussi au cocasse de l’absurde qui pourtant renvoie à une réalité géopolitique réellement absurde et sans fin, lorsque Robinson évoque le Proche et Moyen-Orient : « je dois attendre la Paix au Moyen Prient. Je sais qu’il n’y a pas de paix au Moyen-Orient, mais j’attends quand même. » Le paradis sur terre est égrené par le menu par Robinson sous forme d’entrées, plats, desserts, jusqu’aux mignardises et cigares, qui nomment toutes les horreurs que peuvent créer les humains pour se détruire les uns les autres. Plus le voyage avance, moins de paroles il y a, car comment commenter le peuple qui flotte à la recherche de la terre promise mais y arrive sur des navires de guerre et qui ne cesse de se multiplier, les hommes qui se bouffent entre eux, toutes ces larmes du corps de l’humanité qui remplissent cette mer-cimetière ?

L’Île (The Island) d’Anca Damian
Image courtoisie International Film Festival Rotterdam

Les propos mainte fois répétés de Robinson, prennent également une autre signification, celle de l’atmosphère pandémique qui nous accable depuis plus de deux ans :

« — je suis seul, mais je suis vivant »

« — veux-tu partager ta solitude avec moi ?
— Avec plaisir, on a un autre poids maintenant. La solitude, dans notre monde d’avant, était masquée par l’agitation, mais elle existait déjà. À présent, il est devenu impossible de l’ignorer ».

L’Île d’Anca Damian produit un effet hypnotique dans un mélange d’animation numérique, de découpages, de forts contrastes dans la palette chromatique et la musique qui peut être lyrique comme  enfantine, entraînante ou apaisante. Un merveilleux tourbillon de sensations visuelles et sonores qui stimule notre perception du monde.

D’Anca Damian, co-écrit avec Augusto Zanovello ; Roumanie, France, Belgique ; 2021, 84 minutes.

Malik Berkati

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