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Mein Paradies d’Ekrem Heydo : le cœur crevé de Serê Kaniyê, ville multiethnique du nord de la Syrie

Mein Paradies d’Ekrem Heydo, documentaire présenté à la 9è édition d’ALFILM, reflète malheureusement non seulement l’état d’une région à feu et à sang depuis 7 ans mais à nouveau une actualité, celle de la récente offensive turque au nord de la Syrie toujours en cours.

« Un paradis sans êtes humains n’est pas un paradis »

Le réalisateur, parti en Allemagne à cause du régime d’Assad père, revient après 25 ans dans sa ville natale Serê Kaniyê, située au nord de la Syrie, près de la frontière turque. Avec une photo de classe, il part à la recherche de ses anciens camarades et découvre une ville ravagée par la guerre, une population traumatisée et tourmentée par les vagues de groupes armés – de DAESH aux forces kurdes YPG qui tiennent la ville lors du tournage en passant par l’Armée de libération syrienne. Jadis ville modèle de vivre-ensemble, avec des habitants arabes, kurdes, arméniens, assyriens, yézidis ou tchétchènes, elle s’est éclatée sur les obus des idéologies et manipulations qui accompagnent tout groupe armé tout aussi efficacement que des chars.

Mein Paradies d’Ekrem Heydo
Image courtoisie ALFILM

Le film débute par la parole d’un homme visiblement fataliste et psychologiquement abattu :

Je vivais dans mon paradis. Mais on m’en a chassé avec violence. Normalement on arrive au paradis après la mort, mais nous, nous avons dû quitter notre paradis avant de mourir.

Cet homme, de la minorité arménienne de Serê Kaniyê y possédait une ferme. Il est à présent réfugié en Arménie :

Ma terre, c’est mon âme.

Cet entrée en matière est emblématique de la complexité des événements qui se passent dans ce genre de situation où la violence éclate telle une bombe à sous-munitions dans une société traversées par des lignes de fragilité. Ce qui accable le plus cet Arménien de Serê Kaniyê c’est que pour lui ce n’est pas DAESH qui a pris sa ferme, mais se sont ses voisins. Ekrem Heydo va donc retrouver quelques-uns des ses anciens camarades de classe et tenter de retracer le cours des événements. Certains ont combattu avec tel ou tel groupe, d’autres ont subi les diverses occupations armées, certains ont péri. Deux figures importantes esquissées lors de ce périple : l’ancien camarade devenu professeur de biologie dans leur école qui regrette tristement que « les différents groupes ethniques ne se soient pas tenus les coudes » et qui essaie de rebâtir une conscience pacifique auprès de ses élèves, et son contrepoint, le camarade musicien – qui lui aussi reprend ce regret de non solidarité entre les gens – réfugié en Turquie, après la prise de la ville par les forces kurdes car il s’était associé à l’armée syrienne libre qui, d’après les habitants kurdes, n’avait rien à envier à DAESH, al-Nosra ou le parti Baath.
Le professeur de biologie est de loin le personnage le plus attachant du film, par sa bonhommie, sa manière idéaliste et presque candide de mettre tout son espoir dans la transmission de valeurs à travers la biologie à ses élèves auxquels il donne un cours intitulé  L’équilibre écologique et la relation entre deux organismes vivants :

Il y a plusieurs formes d’interactions entre deux organismes vivants. La première est d’absorber et être absorbé. C’est une relation de court-terme. Et comment cela finit-il ? Par la mort de la proie. Une autre relation est celle parasitaire. Dans celle-ci, seule une partie en profite et l’autre en est lésée. Et il y en a une autre, celle du vivre-ensemble. Dans celle-ci les deux parties en profitent sans nuire à l’autre.

Cette question universelle, quand on regarde la carte des conflits qui criblent la surface de la terre, à savoir comment des gens qui ont vécu ensemble pendant des décennies, siècles voire millénaire finissent par se mettre sur la gueule, reste ici sans réponse, tout comme le mystère qui veut que ces mêmes gens regardent ce temps passé à vivre ensemble avec une nostalgie infinie. Cette distorsion est tout bonnement incompréhensible et n’est pas porteuse de grand espoir quant à la suite des événements si l’on en croit les rancœurs qui naissent dans ces événements tragiques et sont transmises comme un venin noir dans les cœurs des générations qui suivent. Cependant, comme nous le montre quelques rares exemples contemporains, comme la reconstruction du Rwanda après le génocide de 1994, le volontarisme peut conjurer la fatalité.

 

http://www.alfilm.de

Malik Berkati

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