Berlinale 2020 – compétition : Un western vériste de Kelly Reichardt, First Cow
L’histoire racontée par Kelly Reichardt se base sur le livre The Half-Life du romancier étasunien Jonathan Raymond, également coscénariste du film. La cinéaste ne tombe pas dans le même piège que nombre de ses confrères et consœurs consistant à transposer à l’identique une histoire ou ne pas oser mettre de la distance entre le texte original et sa propre interprétation du sujet abordé. Reichardt commence par ne prendre qu’une petite partie du livre qui lui s’étend sur de nombreuses années. Puis elle y met son regard de cinéaste, son point de vue de scénariste et offre une œuvre qui engage son artiste et fait une proposition au spectateur. C’est après tout ce que l’on demande aussi au cinéma : savoir ouvrir des univers et des champs d’idées sans négliger les sensations et la sensibilité qui traversent le tamis de lumière qui vont se refléter sur la toile.
Le début du film s’écoule tout en retenu à l’instar des eaux de la rivière qui coulent tranquillement. Sur ses rives, des histoires enfouies affleurent de l’humus de la terre et du temps. Nous sommes au début du XIXe siècle, le temps des trappeurs, des explorateurs d’or et de toute la cohorte de ceux qui espèrent sortir de leur misère en suivant la boussole qui mène à l’Ouest. Ici, c’est l’Oregon ou un cuisinier taciturne, plus à l’aise dans la nature où il cueille délicatement les champignons que parmi ses clients trappeurs alcooliques et brutaux, se retrouve un jour nez à nez, dans les fougères avec un fuyard qu’il prend d’abord pour un Indien avant d’apprendre qu’il est Chinois. C’est que cette marche vers l’Ouest amène des individus du monde entier dans ces contrées labourées par les rêves de richesse et d’ascension sociale. Cookie est un solitaire mais quand il retrouve King dans la petite ville qui se trouve à la croisée des chemins de tous ces groupes de migrants, il se lie d’amitié avec lui. Ils vont commencer par habiter ensemble puis, leurs caractères et leurs talents étant complémentaires, ils se lancent dans le commerce du petit beignet. Le succès est immédiat, les papilles des hommes bruts de décoffrage réveillent l’enfant qu’ils ont un jour été lorsque leurs mères leur faisaient des gâteaux. Le seul hic : l’ingrédient principal de leurs gâteaux, le lait, est acquis illégalement.
First Cow, c’est l’art de s’éloigner de l’iconographie convenue de l’Ouest, faire patauger dans la boue des villes-comptoirs ses protagonistes aux mines patibulaires tout en croquant un tableau complexe, composé de plusieurs couches de compréhension qui ne sont ni démonstratives ni pédagogiques. C’est un western mais sans message idéologique, une part de réalité qui n’a pas forcément besoin de fusils pour s’affirmer : parfois un seau de lait, une cuillère de miel et un peu de cannelle suffisent à des hommes pour s’affirmer face à leurs semblables. La marginalité est vécue, aux confins de l’Ouest qui n’en finit pas de s’étendre à mesure que les Nations premières perdent leurs territoires, sont exterminées ou assimilées, comme une normalité à laquelle tout le monde, du plus crasseux au plus riche, est soumis. C’est lieux de passage deviennent des lieux de rencontres où les hommes mais aussi les rêves et les idéaux se pressent, se rejoignent et se confrontent.
Le travail cinématographique effectué par Kelly Reichardt est superbe, une beauté de la photographie qui fait honneur aux paysages, une maîtrise du cadre, des angles, des profondeurs de champs qui hypnotise laissant dans les pupilles une impression de fluidité-miroir à celle de la rivière permettant au fil de l’histoire de s’écouler irrésistiblement vers son estuaire.
Concernant son approche, la cinéaste précise :
Le western traditionnel a été principalement fait par des hommes blancs de plus de 50 ans où les braves cowboys arrivent et tuent des Indiens. Mais il y de fortes histoires qui existent dans ces lieux. Mon but s’est aussi d’offrir un autre cadre, un autre point de vue sur la force de ces paysages où l’on ressent que beaucoup d’histoire n’ont pas encore été racontées.
Les deux acteurs principaux, John Magaro et Orion Lee, servent à merveille leurs personnages et transportent dans leur jeu mais également par leur voix et le ton – on a l’impression d’être sur la même fréquence que le bruissement de la rivière – sur lequel ils expriment cette quête qu’ils savent ne pas être conquête de l’Ouest, d’un avenir meilleur. L’amitié qu’ils personnifient est tellement naturelle qu’elle s’impose sans grands discours ni grands gestes : quand ils se retrouvent dans la ville, King se contente d’invité Cookie à boire un verre dans sa cabane, ils trinquent, King va couper du bois pour faire le feu, Cookie s’empare d’un balai et se met à balayer le sol. Il n’y a pas d’effets de manches chez Kelly Reichardt, plutôt une économie de quincaillerie narrative, une recherche d’harmonie naturaliste qui fait corps avec son objet cinématographique.
Elle explique la démarche de First Cow ainsi :
J’ai voulu explorer la masculinité de l’Ouest. C’est aussi une histoire d’immigration et de communauté ; comment les gens s’insèrent dans les communautés. Nous avons essayé de trouver un moyen pour que ce film fasse sens à notre époque. Mais c’est aussi une histoire de relation entre les êtres humains et les animaux. Il y a certain idéal américain que l’on retourne plusieurs fois dans le film : si on veut quelque chose, on peut l’avoir, il faut savoir entreprendre et le prendre. Mais est-ce vraiment la bonne voie ? Concernant l’élimination des animaux, tels les castors dans le film, ce n’est pas un message que je veux faire passer de dire que la naturalité disparaît, c’est juste un élément du réel.
Les moments d’humour et de grâce qui parsèment First Cow enveloppent délicatement la brutalité du tragique qui sous-tend cette histoire dont on finit, une fois le générique passé, par garder en surimpression sensitive cette magnifique amitié entre les deux hommes et leur relation pleine de respect envers les animaux – la scène où pour la première fois Cookie va traire la vache et lui parle comme à une amie et d’une délicatesse et d’une ingénuité qui mériteraient de la faire entrer dans les anthologies de l’art cinématographique.
De Kelly Reichardt ; avec John Magaro, Orion Lee, Toby Jones, Scott Shepherd, Gary Farmer; États-Unis; 2019; 122 minutes
Malik Berkati, Berlin
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