FIFDH 2021 – Le Nouvel Évangile (Das neue Evangelium) du cinéaste suisse Milo Rau : un film politique sur Jésus qui entremêle récit biblique et révolte contemporaine
Le Bernois Milo Rau, metteur en scène, auteur et depuis 2018 directeur artistique du théâtre NTGent (Belgique), est un des artistes les plus iconoclastes de sa génération, n’ayant de cesse d’interpréter et réinterpréter les choses du monde à travers son travail artistique pour en sortir leur substantifique moelle. Il s’est fait entre autres, le spécialiste des tribunaux internationaux, qu’il décline au théâtre, dans des livres ou au cinéma comme ce spectaculaire Tribunal sur le Congo en 2017.
Le Nouvel Évangile selon Milo Rau, présenté à la Mostra de Venise 2020 dans les Giornate degli Autori, est un manifeste social et politique, mais surtout un retour à la mère des luttes : celle pour un monde plus juste et solidaire au chevet des plus faibles.
Nous sommes à Matera, en Italie du sud, qui avait déjà vu Pier Paolo Pasolini (L’Évangile selon saint Matthieu, 1963) et Mel Gibson (La Passion du Christ, 2003) tourner leurs films sur la vie de Jésus. En collaboration avec l’activiste politique Yvan Sagnet, il réalise un film au genre hybride, une fusion entre documentaire, reconstitution, fiction, action politique qui réunit imbrique le récit biblique dans la révolte désespérée.
La question centrale qui anime ce film est de se demander quel serait le discours de Jésus au 21e siècle, dans une société où règnent l’injustice et l’inégalité. La mise en scène de cette Passion, avec Yvan Sagnet en Jésus, fait une proposition de réponse en remettant l’être humain au centre du récit biblique et de la société.
Selon le modèle du Christ, Yvan retourne en tant que « pêcheur d’hommes » dans le plus grand des camps de réfugiés près de Matera. Parmi les personnes échouées dans ce camp, il trouve ses « disciples ». Ce sont des gens désespérés qui sont arrivés en Europe par la mer Méditerranée pour être réduits à la condition d’esclaves sur les champs de tomates en Italie du sud, habitant dans de véritables ghettos aux conditions inhumaines. Plus de 500‘000 personnes rien qu’en Italie. Alliés aux petits agriculteurs locaux, ces gens fondent la « Rivolta della Dignità », une campagne politique qui se bat pour les droits des migrants.
Dès que la caméra de Rau nous fait entrer dans les espaces miséreux dans lesquels sont parqué les forçats des fruits et légumes qui finissent dans les rayons de nos supermarchés, on ne peut s’empêcher de repenser aux images du film de Markus Imhoof, Eldorado, qui mettait en lumière les leviers politico-économico-mafieux de la migration dite illégale. Puisque la réalité n’a plus grand-chose à dire tant elle a été filmée, racontée dans des documentaires, des fictions, des reportages, la presse, alors oui, pourquoi ne pas sauter le pas vers sa sublimation et en rendre compte via sa mise en scène !
Lorsque Rau et Sagnet font le casting parmi les habitants de la ville pour la scène de la Passion, un miracle de mise en abîme cinématographique se met en place, avec des personnes qui étaient déjà de la distribution du Pasolini et/ou du Gibson et, comme le dernier James Bond a quelques jours de tournage dans la région, des figurants qui voudraient bien participer au film tant que cela n’entre pas en collision avec leur chance de figurer dans le prochain 007. C’est dans ce genre de scènes a priori décalée, que l’on prend toute la mesure du talent de Milo Rau qui, entre la dramaturgie, le montage (tous deux en collaboration avec Katja Dringenberg) et la réalisation, arrive toujours à nous happer dans son récit, alors qu’il y aurait maintes occasions de s’y perdre.
Ce qui frappe, comme dans le film d’Imhoof, c’est l’incommensurable hypocrisie des autorités qui vont finir par démanteler le ghetto où une femme a perdu la vie suite à un incendie. Mais ils ne les relogent pas, ils les laissent dans la nature. Comme la saison des récoltes n’est pas terminées, les migrants en déduise que c’est une stratégie pour les obliger à aller vers d’autres endroits de la région où ils ont besoin d’eux pour ramasser leurs tomates. Abjection.
La scène où Ponce Pilate se défend par avance de toute culpabilité – s’en lave les mains – (c’est de cet épisode biblique que vient l’expression bien connue) et clame haut et fort que c’est la foule qui est responsable du sang versé et de la libération de Barabbas est d’une contemporanéité qui explose dans le miroir que nous tendent Rau et Sagnet. En tous les cas on ne pourra pas dire que l’on n’a pas été témoins!
Lors du générique de fin, on aperçoit les gens portant des masques, il semble donc que cet épilogue a été tourné plus tard, on y voit un bâtiment qui s’appelle la maison de la dignité où les figurants du film peuvent se loger, et l’on apprend qu’ils ont créé une sorte de label de sauce tomate de la dignité que l’on trouve dans les supermarchés et certifié « sans mafia ».
N’oublions donc pas d’acheter autant avec notre éthique que notre porte-monnaie !
https://rivolta-della-dignita.com
Le film, présenté en compétition dans la section documentaire de création à la 19e édition du Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève (FIFDH) est visible à la demande jusqu’au 14 mars, suivi du court-métrage Le Christ s’est arrêté au Lido de Gary Grenier et accompagné d’un complément audio : Comment le cinéma a rêvé le Christ ? Le film sortira, si le coronavirus le veut bien, le 31 mars dans les salles romandes.
De Milo Rau; avec Yvan Sagnet, Papa Latyr Faye, Samuel Jacobs, Yussif Bamba, Jeremiah Akhere Ogbeideation, Marcello Fonte, Enrique Irazoqui, Maia Morgenstern; Allemagne, Suisse, Italie; 2020; 107 minutes.
Malik Berkati
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