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FIFDH 2022 – Kaltrina Krasniqi remporte la compétition pour Vera Dreams of the Sea (Vera andrron detin), ex aequo avec Gessica Généus Freda – Rencontre avec la cinéaste kosovare

Après avoir fait sa Première à la Mostra de Venise 2021 et remporté plusieurs prix sur le circuit des festivals internationaux, Vera Dreams of the Sea remporte le Grand Prix fiction ex aequo avec Freda, le film de la réalisatrice haïtienne Gessica Généus sur l’étape helvétique du circuit, ainsi que le Prix du jury des jeunes, ce qui ravit la réalisatrice Kosovare qui a déclaré être

« particulièrement touchée par le Prix du jury des jeunes qui a vu Vera avec une telle clarté ; cela me donne de l’espoir ! »

Cette année est une année exceptionnelle pour le cinéma kosovar, porté par une nouvelle vague de cinéastes, particulièrement des réalisatrices, qui projettent le Kosovo sur la carte du monde cinématographique. Avec Blerta Basholli (qui a représenté le Kosovo à la course aux Oscars 2021-22 avec Hive), Luàna Bajrami (La Colline où rugissent les lionnes, présenté en Première à Cannes 2021) Norika Sefa (Looking For Venera, 2021), qui ont toutes remporté de nombreux prix, Kaltrina Krasniqi complète cette moisson de l’année 2021-2022.

— Teuta Ajdini Jegeni, Alketa Sylaj – Vera Dreams of the Sea (Vera andrron detin)
Image courtoisie FIFDH

La force de tous ces films est d’instiller du particularisme dans l’universalisme, de ne pas verser dans l’exotisme tout en ouvrant de nouveaux horizons au public. La finesse de ces réalisatrices est de savoir rester en équilibre sur ce fil narratif ténu, sans pour autant négliger la forme purement cinématographique, avec un talent particulier pour la direction d’actrices et d’acteurs.

Vera (Teuta Ajdini Jegeni au jeu subtil et tout en intériorité), interprète en langue des signes, sexagénaire, mène une vie bien structurée : épouse d’un juge renommé, mère dévouée et grand-mère attentionnée. Sa vie bascule soudainement lorsque son mari se suicide. Commence pour elle le retour à une réalité qu’elle avait jusqu’à présent choisi d’ignorer : la société dans laquelle elle vit est encore en transition et lorsque des intérêts économiques s’entrechoquent avec des traditions ancestrales, la vie peut devenir rapidement compliquée.

Le portrait de cette femme est aussi celui d’une société en situation de transition économique et institutionnelle – le poids de la corruption et du crime organisé étend ses ramifications jusqu’au cœur du système –, mais également d’un point de vue générationnel et de genre. Car évidemment, le fait que Vera soit une femme décuple ses difficultés à préserver son dû et réclamer justice.

Kaltrina Krasniqi a un sens aigu de la réalisation, faisant la part belle au travail de caméra (tenue par Sevdije Kastrati) qui soutient par ellipses visuelles les états intérieurs de Vera. La réalisatrice enrichit le récit par les effets miroirs de la topographie qu’elle explore, les strates de constructions-déconstructions d’ouvrages urbains ainsi que la pièce de théâtre que répète sa fille, référence à une légende qui court dans les Balkans selon laquelle il faut le sacrifice sanglant d’une mère pour que les fondations d’un pont tiennent. Vera Dreams of The Sea est une œuvre à la croisée des genres qui offre suspense et réflexion, mais surtout un magnifique plan où la grand-mère, la mère et la petite-fille dorment dans le même lit, trois générations qui vivent dans le même espace-temps mais représentent trois différents moments du monde avec cette note d’espoir sur cette petite-fille qui, on l’espère, vivra plus sereinement et librement sa vie.

Rencontre avec Kaltrina Krasniqi 

Vous présentez trois générations de femmes avec la dernière qui représente l’espoir mais les deux autres qui sont encore en friction, en transition générationnelle, y a-t-il un besoin de mettre un peu au défi la génération précédente à la vôtre ?

Oui, mais cela n’est pas propre au Kosovo. Je pense que c’est très intéressant de regarder le XXe siècle et la vie des femmes dans le monde. Bien sûr, je viens du Kosovo, et les histoires que je raconte sont basées dans le territoire où j’ai grandi, mais je crois que je pourrais mettre en scène une histoire similaire n’importe où dans ce monde. La seule raison pour laquelle je l’ai installée au Kosovo est que je comprends naturellement et profondément les différentes épaisseurs culturelles que j’ai voulu dépeindre dans le film. Par exemple, mon arrière-grand-mère ne pouvait pas lire ou écrire, ma grand-mère pouvait à peine lire et écrire. Et puis ma mère est allée à l’université et j’ai fait de même. Cette évolution a eu lieu en septante, quatre-vingts ans. Entre ma vie et celles de ma mère et ma grand-mère, il y a de très grandes différences. Principalement parce qu’inconsciemment elles vivaient plus vite, qu’elles essayaient de se détacher des traditions particulières, ce qui a été historiquement très répressif. Dans notre cinéma et sa vague de réalisatrice, on voit des femmes provenant de différents milieux qui essayent de mettre en avant ce genre de sujets, de provoquer la discussion. Cette friction générationnelle dont vous parlez, et la discussion générée, permet aussi de déconstruire un ordre particulier qui était considéré comme acquis. Cependant, ces histoires que l’on raconte ne sont pas spécifiques au Kosovo. Le patriarcat, les disparités économiques existent partout. Nous avons peut-être une façon culturelle particulière de les aborder, mais dans leur essence, ce sont les mêmes sujets. Certainement qu’en Suisse les femmes n’ont pas de difficulté à faire valoir leur droit à la propriété par héritage, mais elles n’ont certainement pas la représentation politique qu’elles devraient avoir, elles souffrent toujours d’un écart de rémunération, elles n’ont pas la place qu’elles méritent dans l’univers académique. En réalité, selon la culture et société dans laquelle vous vous trouvez, cela se traduit différemment, mais le fondement reste le même : c’est une question de pouvoir et de ses dynamiques.

— Kaltrina Krasniqi
Image courtoisie Vera Films

Vous abordez par la marge la relation avec la diaspora kosovare, il semble y avoir certains antagonismes qui affleurent que vous représentez par petites touches comme des réflexions des villageois ou ces constructions que l’on voit émerger le long de l’autoroute…

La relation avec la diaspora est toujours quelque chose de complexe, pour la simple raison que ceux qui ont émigré ont la mémoire bloquée sur la période qu’ils ont connu. Mais le pays continue de vivre, d’avancer, même s’ils ne sont plus là. Leur sentiment d’appartenance est le passé de notre pays. Et dans leur nouveau pays, ils n’ont pas non plus le sentiment d’être chez eux. Malgré les situations politiques turbulentes qui ont traversé le Kosovo, ils ne se sont jamais donné l’autorisation de s’intégrer complètement à la société de leur nouveau pays. Il se passe une chose très intéressante en ce moment avec la troisième génération qui commence à divorcer de la vie de leurs parents. C’est très sain. Ils s’autorisent à être présent dans la société dans laquelle ils vivent, d’en être un élément constitutif, car ils en ont un besoin profond. Parfois, au Kosovo, les gens se sentent mal à l’aise avec la représentation du pays que ce fait la diaspora, mais je pense que c’est un débat très sain à avoir. Et je dois dire que cela enrichit l’image que l’on a de nous-mêmes. Quand je vois les œuvres de cinéastes qui sont originaires d’ici, mais qui ont vécu ailleurs, c’est un grand miroir parce qu’ils dépeignent certains aspects que nous nous nous cachons vraiment et dont nous devons absolument parler. Cela ne concerne pas seulement le cinéma, mais aussi la littérature. J’ai été fascinée par un auteur finno-kosovar, Pajtim Statovci : tous ses livres jusqu’à présent ont un lien avec son pays d’origine et j’apprécie beaucoup sa lecture car elle ouvre une perspective stimulante qui est créée grâce à la distance. Nous sommes dans un pays encore désordonné, en transition, qui se retrouve dans de nombreuses luttes économiques et politiques. Parfois, on oublie d’établir le dialogue sur les questions importantes de société. Avec ces jeunes de la troisième génération, on a cette opportunité parce qu’on se voit dans leurs œuvres, leur regard est très important politiquement et socialement. Cela nous permet de ré-imaginer notre position ; dès que l’on peut parler des choses, on peut se ré-imaginer autrement. C’est la première étape pour aider nos enfants de la diaspora à faire partie des sociétés où ils vivent et à se libérer de leurs parents.

Vous dédiez le film à votre mère Vera mais ce n’est pas vous qui avez écrit le scénario…

Non, parce que ce n’est pas l’histoire de ma mère.

Quelle est le lien avec l’histoire de votre mère ?

Ma mère a divorcé de mon père au milieu des années quatre-vingts et elle s’est battue pendant quatre ans au tribunal pour notre part d’héritage sur une propriété ; elle a perdu sur toute la ligne. Ma mère est née en 1943, c’est une enfant de l’après-guerre mondiale qui a grandi dans une Yougoslavie socialiste. Les femmes en Yougoslavie ont obtenu le droit de vote en 1941 et le droit à la propriété en 1945, immédiatement après la seconde guerre mondiale. Légalement, chaque femme avait droit à la propriété, cependant la tradition a prévalu sur le droit. Après quatre ans, ma mère a décidé d’abandonner cette bataille parce qu’elle était complètement épuisée émotionnellement et financièrement. Elle a décidé d’investir son argent dans l’avenir de ses filles plutôt que de le dépenser en frais judiciaires.

Mais c’est fou la coïncidence entre l’histoire de votre mère, qui s’appelle aussi Vera !, et celle de votre protagoniste…

Quand Doruntina Basha m’a approchée en 2014, elle avait déjà l’ébauche du scénario. J’ai été vraiment étonnée par l’histoire. Nous nous connaissons depuis notre jeunesse, mais elle n’était pas très au courant de l’histoire de ma mère et de son parcours. Ce qui m’a le plus frappé dans cette histoire, c’est l’âge du personnage. Je n’arrivais pas à me souvenir de la dernière fois où j’avais vu une femme de cette génération représentée comme un personnage principal dans un film, au théâtre ou dans la littérature. Doruntina décrit des personnages très complexes et j’ai vu le potentiel de ce personnage au cœur de l’histoire : Vera et sa génération me permettaient de pénétrer la société sous des angles très délicats, qui ne font généralement jamais partie du discours dominant. Je suis tombée amoureuse de ce personnage de 65 ans, interprète en langue des signes, indépendante, qui a de bonnes relations avec son mari et qui, lorsqu’il disparaît, est immédiatement dépouillée de son autonomie ! Ce parcours qu’elle entame était une grande opportunité pour moi de discuter de cette transition culturelle et politique, mais aussi de sa propre lutte pour s’y inscrire. Vous savez, Vera ne veut pas suivre ce mouvement parce qu’elle en connaît le coût ! Il y avait tellement de composantes qui étaient si importantes pour moi dans ce premier jet !

Comment avez-vous travaillé avec la scénariste ?

Nous avons travaillé sur le script pendant les trois années suivantes en s’impliquant très profondément, par exemple avec un projet sur l’oralité où j’interviewais des femmes de cette génération. J’ai essayé de me faire une idée de leur vie, de toutes les sortes de décisions qu’elles subissent et ce qu’elles ressentaient face à ces décisions, surtout en ce qui concerne la propriété. Cela nous a aidées à créer une histoire très complexe sur une femme de cette génération.

Vous avez inséré dans le narratif des éléments visuels pour reproduire l’état intérieur de Vera dans les moments les plus dramatiques. Pourquoi avoir choisi cette approche ?

Je pensais à ma mère et aussi aux femmes de sa génération, comme ma tante, les amies de ma mère. Elles sont habituées à vivre dans un espace social confiné. Elles ont une façon particulière de communiquer avec le monde et la famille, de délimiter ce qui est privé de ce qui est public, ce qui n’est pas le cas pour ma génération où la ligne entre public et privé est assez floue. Je voulais, refléter cela dans le film, parce que vous savez, Vera n’est pas une révolutionnaire (rires). J’étais vraiment mal à l’aise avec sa soumission. Ça me rendait vraiment folle parce que je me demandais constamment, pourquoi elle ne fait pas ça ? Et pourquoi fait-elle ça ? Mais elle n’est simplement pas programmée pour envisager d’autres choix. Il fallait donc que je réfléchisse en profondeur à la manière dont j’allais dépeindre son univers psychologique sans créer de situations artificielles. Je ne voulais pas la présenter comme une héroïne ou, à l’inverse, comme une personne méchante. J’avais besoin de lignes qui me donneraient un espace visuel pour construire son intériorité complexe. Il y a des choses qu’elle n’admet pas, qu’elle refuse de voir en elle.

C’est pourquoi sa fille est un élément très important dans l’histoire, parce qu’elle est le contrepoint à sa mère ?

Exactement. Elle est en colère, elle lui reproche sa passivité. Mais pour revenir à votre question, les éléments qui se rapportent à l’eau sont des éléments très classiques dans le cinéma, et ils étaient importants pour moi. Tout d’abord, par rapport à son nom, parce que Vera, en albanais, signifie « été », et quand j’ai lu pour la première le titre, j’ai compris « l’été rêve de la mer ». Cela a éveillé en moi un tel sentiment de nostalgie, car quand vous pensez à la mer, vous pensez à l’été. Le Kosovo n’a pas d’accès à la mer, il n’y a que quelques rivières. Le fait qu’elle ait ce genre de rêves, d’aspirations peut facilement se transformer en cauchemar. C’était un élément très intéressant que je pouvais utiliser aussi visuellement pour développer son voyage psychologique.

La musique et le design sonore jouent un rôle très important. Comment les avez-vous conçus ?

Cela a été un cheminement très intéressant. J’ai tourné le film en 2019 en plusieurs phases à cause des exigences du scénario, parce que le début de l’histoire est à la fin de l’hiver, au début du printemps, et puis il y a ces scènes d’été ainsi que celle du théâtre. Donc je filmais par blocs mais en parallèle, je faisais le montage. Je travaillais avec un monteur de Macédoine, Vladimir Pavlovski, avec lequel j’avais une relation très intéressante. Mais en fin de compte, je sentais qu’il y avait des scènes qui avaient beaucoup plus de potentiel. Cela a été une bonne leçon parce que j’ai vraiment choisi avec attention l’équipe avec laquelle je travaillais, composée principalement de femmes. Et le monteur était un homme, ce qui n’était pas le plus judicieux pour le projet (rires). Il s’agissait de se sentir à l’aise et proche de cette femme de cet âge, ressentir son combat. Vous ne pouvez pas la regarder comme une mère et vouloir la protéger, elle et son image, vous devez être capable de la pousser ! Et puis il y a eu la catastrophe apocalyptique du Covid. Paradoxalement, cela a été ma chance : j’ai demandé à mes producteurs si je pouvais avoir le film afin d’essayer de remonter certaines scènes. Ils ont accepté. J’ai fait une petite salle de montage au-dessus de notre appartement et j’ai commencé à faire le montage, ce qui est l’un des aspects que je préfère dans la réalisation d’un film. Pendant ce processus, je développais aussi une esquisse de paysage sonore dont j’avais besoin. Quand la fin de la post-production est arrivée, les concepteurs du son étaient vraiment contents de l’esquisse faite ; ils ont pu la reproduire dans une meilleure qualité pour accompagner et consolider le film. En même temps, je travaillais avec un compositeur, Petrit Çeku. Je n’ai pas de formation musicale, j’ai donc dû trouver un moyen linguistique de décrire ce dont j’avais besoin. Je lui disais : « j’ai besoin d’un quatuor à cordes, cela doit être minimaliste, cela ne doit pas être embellissant, cela ne doit pas dominer les scènes, car c’est Vera qui doit rester au centre de l’attention, je ne veux pas de sur-émotionnalité car j’aime l’idée qu’elle n’est pas très expressive émotionnellement, etc. » Cette collaboration s’est avérée brillante, car c’est quelqu’un qui sait écouter, qui a une grande expérience dans la musique classique tout en comprenant le minimalisme. Il a commencé à écrire des morceaux et petit à petit, j’ai placé la musique dans le film. Cette musique aide l’histoire à s’élever mais aussi à s’ouvrir à différents niveaux.

Vous faites une mise en abîme avec la pièce de théâtre, la construction et la déconstruction des lieux, des sédiments d’histoires, des strates, celles de la société aussi…

Oui. C’était très important de trouver une référence très concrète vis-à-vis de quelqu’un qui vit en marge et peut être considérée comme un dommage collatéral très facilement. Depuis deux décennies, il y a une intense volonté de construire au Kosovo, de reconstruire le pays, avec des routes dans l’arrière-pays et les zones suburbaines. Lorsqu’ils construisent ces routes, les gens – la plupart du temps ce sont des femmes, des gens des minorités, des pauvres – doivent quitter ou vendre leurs maisons, souvent pour très peu d’argent. Cela coïncide avec la tendance à vouloir effacer ces personnes à la marge, particulièrement lorsqu’il s’agit de propriétés. L’histoire de la construction de ce pont est une référence très directe à une légende que je pensais être albanaise avant d’apprendre qu’elle existait sous diverses formes dans toute l’Europe de l’Est : trois frères essaient de construire un pont mais à chaque fois qu’ils partent se coucher, le pont s’écroule. Et puis il y a une réunion de vieux hommes qui leur conseillent de sacrifier l’une des femmes de la famille pour que le pont reste debout. Selon où vous êtes en Europe de l’Est, parfois c’est un pont, parfois une église. Dans notre partie du monde, c’est un pont. Avec Doruntina, on s’est dit que c’était une remarquable référence parce qu’en fait, ils construisent un pont et ils la sacrifient. Cependant, je n’ai pas d’expérience dans le théâtre. Nous nous sommes demandé qui allait mettre en scène la pièce. Vous savez, quand vous venez d’une formation de cinéaste, vous romantisez le théâtre (rires). On peut être très pathétique dans la mise en scène quand on ne le comprend pas vraiment. Il a une forme complètement différente d’énergie, d’approche philosophique et politique. Doruntina a suggéré que nous travaillions avec une metteuse en scène de théâtre de Belgrade. Elle a beaucoup aimé l’idée et m’a envoyé des croquis d’éléments de mise en scène. J’ai apprécié ses suggestions car c’était très différent de ce que j’avais filmé. C’était comme entrer dans un autre monde. Elle est venue à Prishtina et a travaillé pendant une semaine avec l’ensemble de théâtre. Puis je suis venu, j’ai regardé le résultat et j’ai écrit les plans pour raconter l’histoire. À bien des niveaux, cette partie théâtrale complète en profondeur le récit, elle permet, à celui qui veut bien regarder, de voir le passé et la manière dont le passé, s’il n’est pas remis en question au quotidien, se reproduit. En 2020, Vera vit les mêmes luttes que probablement ses arrières-arrières-grand-mères ont vécues au XVe siècle.

Une des plus belles scènes de votre film est quand Vera prend sa revanche à travers la langue des signes…

Vous savez, quand vous faites un film pendant sept ans, il est très difficile qu’il vous émeuve encore, tout simplement parce que vous en connaissez tous les recoins. Les scènes qui comportent la langue des signes arrivent cependant à toujours me toucher intensément. Cette langue a été marginalisée pendant des siècles et si vous parlez cette langue, vous parlez toujours à un très petit groupe. En interprétant pour ce groupe, vous créez une voix et c’est le pouvoir de Vera qu’elle a hérité de sa mère, un pouvoir qui lui a permis de se distancier de son père et de poursuivre une vie différente ailleurs. Lorsqu’elle confronte l’ami de son mari dans un café pour sourds-muets, on la voit sur son territoire, c’est elle qui a les commandes de la situation. Et bien sûr la scène à laquelle vous faîtes référence, dans laquelle elle raconte indirectement au monde entier, dans la langue héritée de sa mère, ce qu’il s’est passé me touche toujours. Car cela n’a pas seulement trait à la communauté des personnes sourdes et muettes mais aussi aux femmes et à tous les groupes marginalisés. De plus, cette scène finale est, pour moi, juste : je ne la vois pas faire autre chose, aller brûler la maison, tirer sur quelqu’un par exemple, ce n’est pas ainsi qu’elle opère. Je pense qu’elle va très loin à sa manière, considérant d’où elle part et du fait qu’elle a dû négocier chaque jour de sa vie.

De Kaltrina Krasniqi; avec Teuta Ajdini Jegeni, Alketa Sylaj, Astrit Kabashi, Refet Abazi, Arona Zyberi; Kosovo, Macédoine, Albanie ; 2021 ; 87 minutes.

Malik Berkati

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