Entretien avec Simone-Élise Girard, une actrice qui ne laisse rien au hasard
Du film du cinéaste québécois Denis Coté, Boris sans Béatrice, nous vous en avons parlé abondamment, lors de sa présentation dans la section compétition de la dernière Berlinale (ici et là), ou dans le quotidien romand Le Courrier à l’occasion de sa Première suisse qui aura lieu le 7 novembre pendant le Festival Tous écrans et pour lequel Simone-Élise Girard, l’actrice montréalaise qui interprète Béatrice, nous a accordé un entretien. Nous le reproduisons ici dans son intégralité.
Le rôle que vous interprétez est une sorte de non-rôle, dans le sens où vous ne jouez pas en interaction directe avec les autres protagonistes mais plutôt avec l’histoire. Comment avez-vous abordé cette difficulté ?
Dès la première lecture du scénario, je connaissais Béatrice, je comprenais sa douleur, sa souffrance, son incapacité à s’exprimer. Son isolement et son mutisme étaient pour moi évidents. Sa souffrance était bien réelle, mais là ou je devais faire un choix, cela était sur la motivation, le catalyseur de son abîme : Est-elle une victime on non ? J’ai décidé qu’elle ne l’était pas, qu’elle avait tout orchestré pour que son mari lui revienne entièrement. Tout comme Boris, elle est narcissique, elle a du pouvoir et des moyens financiers et, son ego écorché ne pouvant plus supporter la trahison, elle a élaboré, inconsciemment, un moyen pour qu’il lui revienne. Je voulais que Béatrice s’exprime avec les yeux, les gestes, les nombreux non-dits. Un travail psychologique et intérieur avec mon coach de jeu, qui est aussi thérapeute, fut très révélateur.
Béatrice est comme une la Belle au bois dormant qui attend qu’on vienne la réveiller. Quel est selon vous son sortilège ?
Cette analogie me fait sourire, elle est une Belle au bois dormant machiavélique, sans le paraître, d’où sa force de manipulation car tout à fait inconsciente… Le propre de cette pathologie. Elle doit absolument gagner et ici la fin explique bien les moyens. Elle se « réveille » quand Boris réitère son amour envers elle, son moteur de souffrance a exorcisé son mari, son statut de femme d’État, sa vie publique et intime. Une victoire sur tous les plans.
Pouvez-vous nous décrire comment travaille Denis Côté ?
Denis est extrêmement précis dans tout son processus de création et il sait exactement ce qu’il veut. Tous ses plans sont décidés à l’avance, il n’y a pas de place pour l’improvisation. Ce qui de prime abord m’a un peu déconcertée, mais m’a permis de faire une analyse profonde de Béatrice. Ma liberté d’actrice et de créatrice était là. Denis préférait que notre travail d’analyse demeure notre jardin secret, sinon cela pouvait le dérouter. De ce fait ce fut une réelle collaboration. Travailler avec lui fut un immense plaisir, nous vivions tous sur le plateau, acteurs et équipe compris, des moments de grâce. Il choisit méticuleusement son équipe et ça se sent. Tous les jours nous finissions les plans avant l’horaire, du jamais vu !
Vous avez joué dans de nombreuses productions étasuniennes, ressentez-vous une différence dans le processus de réalisation avec le Canada et le Québec ? Par extension, la langue joue-t-elle un rôle pour vous ?
Je dirais que la différence, on la ressent surtout entre les productions cinématographiques et télévisuelles, principalement dans la vitesse de tournage. Au Québec, en télévision tout ce fait très rapidement, notre marché est petit et les moyens aussi. Donc le stress de réussir notre gros plan en une fois est bien réel, je le nomme « le festival des prises uniques ». Nos équipes et nos acteurs sont très efficaces, compétents et talentueux. Le poids des réalisateurs d’ici est énorme, je dois dire qu’ils s’en tirent merveilleusement bien. Au cinéma, au Québec comme au Canada, le temps alloué permet une plus grande latitude, il est plus « humain ». Comme vous pouvez le pressentir, ce que j’ai pu expérimenter sur les productions américaines avec des budgets de production plus élevés, est différent : le temps attribué aux scènes est beaucoup plus grand et, là-bas, nous vivons une« culture du cinéma » bien ancrée. Nous ressentons un respect de l’espace et de la zone de l’acteur de manière plus accentuée, ils connaissent bien nos manies d’acteurs quand nous sommes en préparation avant le début de nos scènes. La langue est effectivement un facteur prépondérant dans mon travail. Quand je travaille en anglais, ma préparation est plus rigoureuse et plus longue car c’est ma langue seconde.
Vous tournez également dans de nombreuses séries (les fans de la série Urgences se rappelleront de son rôle de Gillian Ronin ; elle joue, entre autres, en ce moment dans la série québécoise Unité 9 qui passe sur TV5, NdR) , travaillez-vous de la même manière que pour un film?
Le travail est essentiellement le même, le temps alloué cependant, une autre histoire, comme je l’ai dit plus tôt. Pour Boris sans Béatrice j’ai eu huit mois pour me préparer, un luxe appréciable qui fait du cinéma une expérience créative des plus enivrantes. Au cinéma, les séquences de l’histoire sont bien définies. Sur les séries télé souvent nos textes arrivent deux semaines avant le début du tournage, ce qui évidemment change la donne. Il y a un début mais la fin du scénario m’est inconnue. Quand je tourne sur une série qui se déroule sur plusieurs années, le travail psychologique du personnage est toujours à redéfinir par rapport à la courbe dramatique que l’auteur créé au fil des années.
Lorsque vous regardez les films dans lesquels vous avez joué (si vous les regardez), comment les voyez-vous : avec le regard de l’actrice ou de la spectatrice « normale »?
Bonne question… Cela dépend de mon anticipation, je dois dire que si je vois le film pour la première fois, je vais complètement analyser ma performance. Je suis une grande autocritique, pour mon plus grand malheur, car si je voulais changer quoi que ce soit dans mon interprétation, cela m’est impossible. Cela peut être frustrant. Je m’efforce en fait de visionner de moins en moins mon travail, après tout, notre bonheur est de le vivre et non de le regarder. Ceci dit je dois avouer qu’après avoir passé le premier visionnement, si il y en a un second, comme par exemple pour Boris sans Béatrice, pour lequel nous avons assisté à plusieurs premières, je me suis prise à vivre le film comme spectatrice et je me suis laissée totalement embarquer dans l’histoire, dans le monde unique de Denis Côté.
Après le clap de fin d’un tournage, comment vivez-vous cette coupure-cut ?
Si le tournage a été d’une grande complicité – surtout en location où l’équipe se côtoie jour et soir et même parfois la nuit, la proximité est très grande – il y a un genre de deuil qui survient à la fin de la production. Je suis même un peu fébrile pendant les derniers jours de tournage, par moment je me rends compte que tout cela va se terminer et que nous allons rentrer chacun chez soi. Nous vivons tous des moments très intenses. Les connections sont fortes, nous créons un monde parallèle, le quitter peut être difficile même si je suis très satisfaite de mon travail. Évidemment il y a également le deuil de mon personnage qui m’a accompagnée pendant de nombreux mois, parfois des années : c’est comme si ma meilleure amie me quittait pour toujours, ça peut être intense et triste oui… Après le deuil il y a toujours les amitiés qui restent, le bonheur du travail accompli, le message que nous avons voulu faire passer et que nous avons créé ensemble. Un tournage demeure toujours une expérience indélébile car l’intensité est toujours au rendez-vous.
Propos recueillis par Malik Berkati
Boris sans Béatrice de Denis Côté ; avec James Hyndman, Simone-Élise Girard, Denis Lavant, Isolda Dychauk, Dounia Sichov, Laetitia Isambert-Denis, Bruce La Bruce, Louise Laprade ; Canada ; 2016 ; 93 min.
Première suisse : Lundi 7 novembre à 21h à Maison communale de Plainpalais, salle Pitoëff de Genève, en présence de Denis Lavant et Michel Merkt.
Festival Tous écrans de Genève, du 4 au 12 novembre 2016.
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